Démocratie et populisme

Être ou ne pas être un démocrate, voilà la question.

A brève ou moyenne échéance, on ne voit pas comment la souveraineté du peuple, à laquelle est attachée la démocratie, pourrait s’exercer en dehors du cadre national. L’Union européenne est démocratique dans la mesure où elle garantit des droits au citoyen, mais le citoyen européen n’est pas sollicité pour intervenir dans un débat qui, du reste, ne laisse aucune alternative. Avec l’Europe actuelle, on s’est placé dans une logique post-nationale mais aussi, de plus en plus clairement, post-politique. Il s’agit seulement d’optimaliser un grand marché, voué à s’ouvrir pour s’inscrire dans une économie planétaire, en mettant les uns et les autres en situation de concurrence.

Abandonner la politique aux forces du marché : peut-être est-il besoin de nuancer. Un constat aussi réducteur ne peut convenir aux partis de gouvernement qui ont fait le choix de cette évolution, parce qu’il justifierait la rupture de confiance entre au moins une partie du « peuple » et ses représentants. Gageons que Paul Magnette aurait tôt fait de montrer combien cette analyse est sommaire et mensongère, lui qui a beaucoup étudié la démocratie et Le régime politique de l’Union européenne et a conclu que l’Europe actuelle était l’avenir de la démocratie. Magnette La gauche ne meurt jamaisPlus récemment, Paul Magnette a néanmoins convenu que « la gauche est profondément en crise en Europe… On n’a pas mesuré ce qui a changé ». Mais un tel changement n’était pas pour lui déplaire : « une société formée de citoyens qui ont confiance en eux-mêmes et sont attachés aux plaisirs de l’existence et à la convivialité est mieux armée qu’une autre pour éviter de retomber dans la violence, le mépris mutuel et le rejet de l’autre. La gauche a toujours été du côté de la fête ». C’était lors de la promotion de son dernier livre au marketing parfait : Paul Magnette, « La gauche ne meurt jamais ».

Plus profonde a sans doute été la réflexion de Chantal Mouffe, une carolorégienne qui a dénoncé le glissement de la gauche vers le centre et son incapacité de proposer une alternative au courant néolibéral qui incarne aujourd’hui la modernité, dans un monde où plus rien n’échappe au pouvoir de la finance. Chantal Mouffe n’a pas travaillé dans un cabinet du PS. Ni même à l’Institut Emile Vandervelde. Nul n’est prophète en son pays. Chantal Mouffe a dirigé le Centre pour l’Etude de la Démocratie à l’Université de Westminster et, avec l’Argentin Ernesto Chantal MouffeLaclau, elle a contribué au renouveau de la gauche en Amérique latine avant de nourrir intellectuellement le mouvement des Indignés en Espagne et de s’imposer, dès lors, comme un des maîtres à penser du parti anticapitaliste et anti-austérité Podemos. Celui-ci s’oppose aux élites, à la « caste », et vient de dépasser la barre des 20 % des voix aux élections législatives en Espagne. Il ne craint pas de se qualifier de populiste. Un populisme de gauche que Chantal Mouffe oppose à un populisme de droite.

Peut-être est-il bon de nourrir le débat. Ce qui est très interpellant dans une démocratie, c’est le « there is no alternative » qui renvoie la discussion à la marge de la marge et donne au citoyen le sentiment que tout se décide en dehors de lui. Pour revitaliser la gauche, il ne suffit pas de convoquer les fantômes de Vandervelde ou de Jaurès. Certes, une fois dérégulé, le capitalisme retombe sur des fondamentaux qui étaient ceux du XIXe siècle et la mondialisation de l’économie va clairement dans ce sens, mais le vieux discours sur la lutte des classes ne permet plus de comprendre et de mobiliser. La « classe ouvrière », si tant est qu’elle existe encore, est de moins en moins fidèle aux partis socialistes « historiques ». Alors que la tendance générale est à l’individualisme et à la dépolitisation, Chantal Mouffe remet les identités collectives et les passions au cœur de l’analyse politique et, en tant que femme engagée à gauche, elle s’inquiète de la montée, à droite, d’un populisme concurrent. 

Il y a matière à s’inquiéter. Ce ne sont pas les calculs politiciens qui feront barrage au Front national. Nous croyons qu’il est essentiel de ne pas abandonner la politique aux forces du marché. Voici ce que Chantal Mouffe écrivait en 2002 dans un article intitulé La « fin du politique » et le défi du populisme de droite. C’était après le choc provoqué par la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour des élections présidentielles en France.

Evidemment, ce n’est qu’un élément de réflexion, parmi d’autres. (G.R.)

« …(Le) cadre idéologique dominant… présente deux composantes : la valorisation du marché libre d’une part, celle des droits de l’homme de l’autre. Ce qui est frappant, c’est que toute référence à la souveraineté populaire – qui constitue la colonne vertébrale de l’idéal démocratique– a à peu près disparu dans les définitions actuelles de la démocratie libérale. La souveraineté du peuple est désormais perçue, le plus souvent, comme une idée obsolète et comme un obstacle à la réalisation des droits de l’homme.

Ce à quoi nous assistons, en fait, c’est au triomphe d’une interprétation purement libérale de la nature de la démocratie moderne. Pour beaucoup de libéraux, la démocratie est secondaire par rapport aux principes du libéralisme.

(…) Plusieurs expressions ont été utilisées pour désigner le nouveau type de politeia (régime) issu de la révolution démocratique : démocratie libérale, démocratie représentative, démocratie parlementaire, démocratie pluraliste. Toutes ces expressions soulignent le fait que nous avons affaire à l’articulation de deux traditions différentes : la tradition libérale (avec la liberté individuelle et le pluralisme) et la tradition démocratique (qui insiste sur la souveraineté populaire et l’égalité). Cette articulation s’est formée au XIXe siècle avec l’alliance entre les forces libérales et démocratiques.

(…) La légitimité de la démocratie libérale moderne repose sur cette idée de la souveraineté du peuple, et ceux qui croient possible de s’en débarrasser se trompent profondément. Le déficit démocratique qui se manifeste de multiples manières dans un nombre croissant de sociétés démocratiques libérales est sans aucun doute le résultat du fait que les gens sentent bien qu’il n’y a pas vraiment de place pour une participation significative aux décisions importantes. Dans plusieurs pays, ce déficit démocratique a contribué au développement des partis populistes de droite qui prétendent représenter le peuple et défendre ses droits confisqués par les élites politiques.

(…) Dans un contexte où le discours dominant professe qu’il n’existe pas d’alternative à la forme néolibérale actuelle de la mondialisation, qu’il nous faut accepter ses lois et se soumettre à ses diktats, il n’est guère surprenant que de plus en plus de salariés soient disposés à prêter l’oreille à ceux qui affirment qu’au contraire, il existe des alternatives et qu’ils rendront au peuple son pouvoir de décision. Quand la politique démocratique ne parvient plus à organiser la discussion sur la manière d’organiser notre vie commune et qu’elle se borne à assurer les conditions d’un bon fonctionnement du marché, les conditions sont réunies pour que des démagogues talentueux expriment les frustrations populaires.

L’état actuel des sociétés démocrates libérales est donc particulièrement favorable à l’expansion du populisme de droite. L’abandon de l’idée de souveraineté populaire converge avec la certitude qu’il n’existe pas d’alternative à l’ordre actuel et crée un climat antipolitique facilement exploitable pour fomenter des réactions populaires hostiles aux élites actuellement au pouvoir. Il faut comprendre que, dans une large mesure, le succès des partis populistes de droite est dû au fait qu’ils alimentent l’espoir et la conviction que les choses pourraient être différentes. Cet espoir est évidemment illusoire. Il repose sur des prémisses erronées et sur des mécanismes d’exclusion insupportables dans lesquels la xénophobie joue habituellement un rôle central. Mais dès lors que ces partis sont les seuls à offrir un débouché aux passions politiques, leur prétention à offrir une alternative devient de plus en plus séduisante. Pour imaginer une riposte adéquate, il devient urgent de saisir les conditions économiques, sociales et politiques qui expliquent leur émergence. Et cela requiert l’élaboration d’une approche théorique qui ne dénie pas la place de l’antagonisme dans le politique. 

Il est également urgent de se rendre compte que ces partis ne peuvent pas être combattus par des condamnations morales et que c’est pour cette raison que la plupart des réponses proposées se sont montrées jusqu’à présent totalement inefficaces. Bien sûr, la posture moralisatrice est en parfaite consonance avec la perspective post-politique qui domine aujourd’hui et c’est pourquoi elle ne surprend guère. »

Pour l’intégralité de l’article : Chantal Mouffe.

2 réflexions sur « Démocratie et populisme »

  1. Pour vivre réellement, la démocratie ne peut plus se limiter à la représentation parlementaire. Que le moindre terme du contrat économique transatlantique ne puisse être révélé à aucun parlementaire européen apparaît comme un exemple des plus probants. J.M.

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  2. Haro sur le FN de France et sur ses semblables qui ne mèneraient qu’à l’exclusion et au repli sur soi !
    Mais, paradoxalement, le monde du socialisme s’égosille encore et toujours au son et aux paroles de « l’Internationale ».
    Comment le « petit peuple » soumis aveuglément à cette religion sans mitre et sans chasuble ne se rend-il pas compte que c’est justement l’international, de la finance, du commerce et de l’industrie, qui le broie et l’exclut avec la bénédiction de leurs « guides spirituels », grossiers ou papelards, grassement nourris aux mamelles des cumuls honteux ?

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