Dans le contexte actuel, les politiques d’austérité sont contre-productives. Ainsi parle un libéral flamand, Paul De Grauwe, un expert qui a passé douze ans dans les allées du Parlement belge et patronne aujourd’hui l’European Institute de la London School of Economics and Political Science. Ce qui l’agace, c’est l’irrationalité des acteurs politiques. Il devrait pourtant savoir que la politique n’est pas une science mais un art consommé du rapport de force, où la mauvaise foi le dispute à l’aveuglement idéologique. Alors pas question de relâcher l’effort budgétaire, répondent en chœur Gwendolyn Rutten (Open VLD) et Pieter De Crem (CD&V). Et si Elio Di Rupo se plaint de la façon dont l’Union européenne gère la crise, il se fait rappeler à l’ordre par Karel De Gucht, Commissaire européen au Commerce (Open VLD).
Après tout, la Commission n’a que le pouvoir et l’orientation que les chefs de gouvernement consentent à lui donner. Il est trop facile, évidemment, de se soustraire à ses responsabilités en accusant « Bruxelles ». Ce qui est inquiétant, néanmoins, c’est que l’Union européenne apparaît de plus en plus comme un monstre froid chargé de faire respecter l’orthodoxie libre-échangiste, au mépris d’une impopularité croissante.
Ainsi, Karel De Gucht prépare un accord de libre-échange avec les États-Unis, un accord qui devrait s’étendre à d’autres parties du monde ultérieurement. Nul besoin d’un débat démocratique pour engager l’UE dans ces accords. La conviction de Karel De Gucht doit suffire. Voici ce qu’il répond dans le journal Le Monde :
« Traditionnellement, la France n’est pas un pays libre-échangiste. C’est vrai quel que soit le gouvernement, de droite ou de gauche. J’espère convaincre qu’elle est pourtant bien positionnée pour tirer bénéfice de ce genre d’accord. (…) …Les Français seraient mieux servis par un peu plus d’audace. Je suis attentif à toutes les sensibilités exprimées par les États membres. Je les respecte, mais cet accord créera aussi des opportunités pour notre économie. Entre 0,5 % et 1 % de croissance, d’après les études les plus prudentes. La France compte le plus grand nombre de multinationales en Europe, et leurs résultats sont excellents. Il ne s’agit pas d’un problème économique, au contraire. »
Le problème est donc culturel, selon Karel De Gucht. La question, ici, n’est pas de savoir si la France est suffisamment pro-européenne, mais suffisamment libre-échangiste (au risque de confondre intégration européenne et intégration dans l’économie globale).
Il est permis de s’interroger sur l’évolution de la démocratie en Europe si le débat politique est ainsi neutralisé par l’obligation d’adhérer sans réserve à une idéologie. Il est clairement abusif d’associer la doxa libre-échangiste au respect des droits de l’homme et de l’imposer ainsi comme un fondement de la démocratie européenne. Quand la situation économique et sociale se dégrade et que l’autorité s’enferme dans une tour d’ivoire, comment échapper au soupçon, qualifié de « populiste », que la « classe dirigeante » gouverne en fonction de ses intérêts propres et non dans l’intérêt « du peuple » ? Le risque est d’autant plus grand, concernant l’UE, que le citoyen européen peut sembler écrasé par un pouvoir supranational qui lui échappe.
Sans réelle légitimité démocratique, la Commission a néanmoins déclaré 2013 « année européenne de la citoyenneté ». On peut espérer que la crise actuelle conduise à une prise de conscience collective de la nécessité, pour les citoyens, d’intégrer la dimension européenne et d’investir le champ politique à ce niveau. Ce n’est que par le débat et la participation des citoyens que la démocratie européenne peut vivre et que l’UE respectera ses valeurs fondamentales et ses promesses.
Il est notoire que Charles de Gaulle avait, sur l’Europe, un point de vue un peu différent de celui de Karel De Gucht. Certes, à la façon des chefs d’État d’aujourd’hui, il privilégiait les intérêts de son pays et, en dépit du traité de Élysée qui a renforcé les liens entre l’Allemagne et la France en 1963, il ne peut être tenu pour un grand champion de la cause européenne. Preuve en est, dira-t-on, qu’il ne voulait pas du Royaume-Uni dans le « Marché commun ». L’argument développé par le président français, c’est que l’Europe en voie d’intégration ne résisterait pas à la vague anglo-saxonne. Il y a cinquante ans, voici ce que déclarait de Gaulle :
« L’Angleterre, en effet, est insulaire, maritime, liée par ses échanges, ses marchés, son ravitaillement, aux pays les plus divers et souvent les plus lointains… La Communauté s’accroissant de cette façon verrait se poser à elle tous les problèmes de ses relations économiques avec une foule d’autres États, et d’abord avec les États-Unis.
« Il est à prévoir que la cohésion de tous ses membres, qui seraient très nombreux, très divers, n’y résisterait pas longtemps et, qu’en définitive, il apparaîtrait une Communauté atlantique colossale sous dépendance et direction américaine et qui aurait tôt fait d’absorber la Communauté européenne. »
Cinquante ans plus tard, tandis que l’Angleterre menace de se retirer de l’UE et que partout le rêve européen se brise, Karel De Gucht (Open VLD) répond à Charles de Gaulle. Il reproche à la France de ne pas avoir une tradition libre-échangiste et s’apprête à créer, au nom de 500 millions d’Européens, un grand marché commun avec les États-Unis.
Certes, il y a des raisons historiques et culturelles de se sentir proche des États-Unis d’Amérique et la démocratie leur doit beaucoup… Mais la démocratie appartient à ceux qui la font vivre.
G.R.