Archives pour la catégorie Union européenne

Lettre de Madame CAMPOGRANDE à Jean-Claude JUNCKER

Monsieur le Président,

 La mauvaise interprétation de votre phrase concernant les Italiens, de la part du quotidien « The Guardian », ramène sur le devant de la scène de l’Europe telle qu’elle a évolué, la question linguistique européenne.

C’est pourquoi, j’ai l’honneur de vous adresser, ci-joint, un Pro Memoria, élaboré par Athena, Association pour la défense des langues officielles de la Communauté européenne, qui avait été adressé à son époque au Président José-Manuel Barroso. Le Président Barroso nous avait assuré de son intention d’en tenir compte et de mettre le document à la disposition des membres de la Commission.

Malgré cela, l’usage des langues des Etats Membres de l’Union n’a pas cessé de se dégrader tout au long de sa présidence et des années qui l’ont suivie. Aujourd’hui nous sommes presque à l’heure de la langue unique, l’anglais. Lorsqu’on circule dans les bureaux des Services de la Commission, on peut se demander si l’on est à Bruxelles ou dans une quelconque colonie reculée de la planète anglo-américaine.

Très jeune, j’ai cru en ce merveilleux projet qu’est celui de l’Europe Unie. Je suis venue à Bruxelles pour un stage auprès de la Commission afin d’écrire ma thèse de doctorat, et je suis tombée amoureuse de l’organisation, l’efficacité, la transparence, l’intelligence de ses Services et de l’intense collaboration entre eux. Je n’ai plus quitté la Commission, j’ai passé toute ma vie à son service avec bonheur. Encore aujourd’hui, après avoir accompli mon service, la Commission reste toujours au centre de mes pensées.

Malheureusement, au cours des dernières années, suite à la réforme de la Commission, au démantèlement de ses Services, opéré lors de la présidence Prodi-Kinnock , et à toute une série d’autres faits que je m’abstiens de mentionner, rien n’est plus comme avant. La Commission doit renaître de ses cendres, et vous avez le pouvoir et tous les moyens pour réaliser ce renouveau. Le Brexit est l’occasion idéale pour ce faire. Ne ratez pas cette occasion, ne ratez pas votre rendez-vous avec l’histoire.

Veuille agréer, Monsieur le Président, l’expression de ma plus haute considération et estime pour vous et dévotion pour l’institution que vous présidez,

 Anna Maria Campogrande

La « clause Molière » : une discrimination ?

On sait combien la Flandre est sensible à la question linguistique, et cela ne date pas d’hier ou de la montée en puissance de la N-VA. Ce sont les sociaux-chrétiens flamands qui ont provoqué le « Walen buiten », à Louvain; et autour de Bruxelles, on aime rappeler qu’on est « waar vlamingen thuis zijn ». Il est donc piquant de voir la Louvaniste Marianne Thyssen qui, voici quelques années, dirigeait le CD&V (« Christen-Democratisch en Vlaams »), s’en prendre à la façon dont certaines municipalités françaises cherchent à imposer l’usage du français sur les chantiers publics au niveau local.

A l’origine de cette mesure controversée, appelée la « clause Molière », il y a un élu LR, adjoint au maire d’Angoulême et directeur d’hôpital. Il s’en explique ici dans le Figaro :

« J’ai dû faire construire un nouvel hôpital à Confolens, près d’Angoulême, et je me suis rendu compte sur le chantier que je n’avais aucun interlocuteur à qui m’adresser, car personne ne parlait français. J’ai donc eu l’idée de rajouter cette clause et ai pu constater son efficacité. Dès la première réunion de chantier, une PME locale qui employait des Polonais non francophones a décidé de favoriser l’emploi local plutôt que de recourir à un interprète. »

Voici ce qu’on peut lire aujourd’hui sur le site du Figaro :

Selon la Commission européenne, la Clause Molière est une « discrimination »

La Commissaire européenne à l’emploi Marianne Thyssen ne mâche pas ses mots dans un entretien au Parisien. Elle estime que la « Clause Molière » – appliquée dans plusieurs régions- n’est pas l’intérêt de la France.

La « Clause Molière » divise. (…) Certaines régions en ont fait une priorité: elle est désormais soutenue par cinq régions de droite (Pays de la Loire, Hauts-de-France, Normandie, Auvergne-Rhône-Alpes et Île-de-France), une région de gauche (Centre Val-de-Loire), cinq départements et de nombreuses villes. À la question « Faut-il imposer la maîtrise du français sur les marchés publics? », les internautes du Figaro.fr ont répondu « oui », à 86%.

Cependant, cette « Clause Molière » est vue d’un très mauvais œil par certains. Selon Marianne Thyssen, Commissaire européenne à l’emploi, c’est une « discrimination ». Dans un entretien au Parisien, elle s’offusque de cette mesure. « Sur le plan juridique, je pense que cette clause est une discrimination contraire à législation européenne. Ce n’est pas par un repli sur soi que l’on peut régler les problèmes de l’emploi. Ce type de protectionnisme n’est pas l’intérêt » de la France, ajoute-t-elle. (…)

L’Europe existe-t-elle vraiment?

« Voter Oui au Traité de Maastricht permettra de faire le poids face aux Etats-Unis. » C’était une affiche du Parti socialiste français.

Vingt-quatre ans après, le désenchantement est profond, et ce n’est pas sans raison. Pour s’en convaincre, il suffit de lire ici la carte blanche que Pierre Defraigne a publiée dans La Libre.

L’industrie européenne prise dans l’étau américain

L’Europe n’est-elle pas simplement en train de construire un jardin à la française où ses concurrents américains et chinois déambuleront à loisir pendant que les entreprises et les régulateurs européens ratisseront les allées ?

UNE OPINION DE PIERRE DEFRAIGNE, DIRECTEUR EXECUTIF DU CENTRE MADARIAGA-COLLEGE D’EUROPE ET DIRECTEUR GENERAL HONORAIRE A LA COMMISSION EUROPEENNE.

Au moment même où ils négocient durement le TTIP, les Américains qui viennent d’obtenir de l’OMC une sanction de 12 milliards contre Airbus au titre d’aides illégales, soumettent l’Europe à la double pression de l’extraterritorialité et du pouvoir de marché de leurs « superstars » (1). Voici l’Europe placée entre le marteau et l’enclume.

Des dizaines de milliards de dollars

Le marteau est constitué par la juridiction extraterritoriale exercée par les départements de la Justice et du Trésor américains ou du procureur de New York dans des affaires de mauvaise pratique financière (Deutsche Bank), de non-respect des embargos de l’Iran ou de Cuba (BNP), de corruption dans des marchés publics de pays tiers (Alsthom) et de fiscalité. L’extraterritorialité n’est certes pas neuve. Ses proportions vont toutefois grandissant. Les confiscations imposées à des banques ou des groupes industriels européens s’élèvent à des dizaines de milliards de dollars et sont décidées dans des deals négociés hors cours par les avocats d’affaires pour éviter des jugements susceptibles de ruiner l’entreprise européenne.

Le dernier cas en date est constitué par la faramineuse amende de 14 milliards réclamée à la Deutsche Bank (18 milliards de capitalisation boursière) par le département de la Justice, pour son activité illégale dans l’affaire des subprimes, signe d’une saine rigueur certes, mais de toute évidence hors de proportion avec les sanctions imposées à ses concurrentes US. Deux poids, deux mesures ! On est en plein nationalisme économique. On est surtout face à un privilège impérial, insupportable à l’endroit d’un allié stratégique et d’un partenaire économique comme l’Europe. Cette menace d’amende pèse en effet comme une épée de Damoclès sur tout le système bancaire européen. L’intention agressive est évidente.

Autre exemple : dans une lettre à Angela Merkel, 130 CEO de multinationales, appuyés par le Trésor US, s’expriment contre la décision courageuse de la Commissaire danoise Vestagher d’exiger de l’Irlande qu’elle récupère 13 milliards de taxes dont elle avait indûment exempté la firme de Cupertino. Cette offensive américaine contre la souveraineté fiscale en Europe, doit être prise très au sérieux. Que cette lettre soit adressée à la chancelière allemande n’est pas une erreur de destinataire : l’Allemagne est à la fois l’Etat leader en Europe et un partenaire européen très dépendant des Etats-Unis pour sa sécurité; elle est donc la voie d’entrée idéale pour contourner la Commission et diviser le Conseil européen. On n’est plus dans la guérilla traditionnelle entre partenaires transatlantiques. Il s’agit d’autre chose.

Une politique de la puissance totale

L’enclume de son côté est figurée par le phénomène de concentration qui caractérise plusieurs secteurs, de l’agrochimique au numérique et à la finance et qui crée des structures de marché oligopolistiques extrêmement rentables (2). Ces fusions et acquisitions s’inscrivent dans une double logique : tantôt, elles répondent à la décélération de la croissance économique mondiale et à la perspective de ce que Larry Summers appelle une stagnation séculaire à l’Ouest, ainsi qu’à la montée de la Chine en puissance; tantôt, elles sont le produit de l’avance prise par le Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) dans la révolution numérique, initiée et soutenue, il faut le rappeler, par le Pentagone et qui s’étend aujourd’hui, notamment avec l’uberisation, à la numérisation en aval de toute l’économie mondiale.

L’Amérique entend non seulement que l’Europe se plie à cette double stratégie de puissance, mais aussi qu’elle lui serve d’alliée obligée dans son dessein d’un ordre international qui assoit à la fois ses principes et ses intérêts au sommet des institutions et des marchés internationaux. C’est une politique de puissance totale qu’elle poursuit, à la fois économique, financière, technologique et militaire, redoutablement efficace et complètement étrangère aux vues et aux moyens de l’Europe. Elle est poursuivie avec constance par Washington depuis le système multilatéral de Bretton Woods (1945) et à travers le Consensus de Washington jusqu’en 2008. L’Amérique, déjà investie du « privilège exorbitant » du dollar, combine plus que jamais supériorité stratégique et avance technologique pour promouvoir la prééminence de ses firmes et de sa finance sur les marchés mondiaux. Cette synergie de la puissance publique avec ses énormes moyens économiques, stratégiques et culturels, et des grandes firmes oligopolistiques exerce un impact irrésistible sur l’Europe dont le retard technologique va croissant.

Le triple piège

L’Europe est ainsi prise dans un triple piège. Sa dépendance stratégique d’abord : comment parler sur un pied d’égalité avec Washington, sans défense commune ? Ensuite, ses investissements croisés avec les Etats-Unis l’ont jusqu’ici empêchée de définir une préférence communautaire pour les véritables entreprises européennes. Enfin, le retard numérique de l’Europe la place devant un dilemme : faut-il tenter de rattraper les géants du numérique américains ou chinois, ou jouer plutôt la numérisation de tous les secteurs en aval en misant sur des réseaux ouverts, un accès aux big data, la libre circulation des données, une protection de la vie privée minimum ? Mais l’Europe, avec son projet de marché digital unique sans stratégie industrielle, n’est-elle pas simplement en train de construire un jardin à la française où ses concurrents américains et chinois déambuleront à loisir pendant que les entreprises et les régulateurs européens ratisseront les allées ?

Si l’objectif de l’Europe est de revenir à 20 % de valeur ajoutée industrielle dans le PIB en 2020, sera-ce par des segments de haut de gamme de ses propres chaînes globales ou sera-t-elle confinée dans le moyen et le bas de gamme des chaînes de production globales des grandes firmes multinationales US, voire chinoises ? Sans groupes industriels et financiers transnationaux de taille globale, l’UE ne préservera pas son modèle et n’accédera pas à l’autonomie stratégique. Et le TTIP compliquerait irrémédiablement leur émergence.

(1) C’est ainsi que « The Economist » du 16 septembre qualifie les nouvelles firmes globales oligopolistiques américaines.

(2) Aux USA, la rentabilité des firmes oligopolistiques américaines serait de 40 % supérieure à ce qu’elle est dans le reste du monde.

Kroes, Barroso, Van Overtveldt

Cela nous rappelle Michael Moore et son Capitalism : a love story.

L’Europe vendue à l’argent, c’est un peu l’impression qu’on avait déjà, non sans quelque dépit, mais on n’osait pas imaginer que c’était à ce point-là. Et voilà qu’on apprend que « l’ancienne commissaire européenne à la Concurrence Neelie Kroes, chargée à ce titre de surveiller le monde des affaires, a été directrice d’une société aux Bahamas pendant son mandat, et ce au mépris des règles européennes ». Et voilà qu’on apprend aussi que celui qui dirigeait alors la Commission européenne, le transparent Manuel Barroso, était comme d’autres un affidé de la banque Goldman Sachs, dont les dirigeants « faisaient parvenir au cabinet de Barroso de manière confidentielle des propositions sur des changements à apporter aux politiques de l’Union européenne ».

Evidemment, des « propositions », ce ne sont pas des ordres, mais quelle idée Barroso se faisait-il de son rôle à la tête de l’Union européenne ? Au-delà d’un idéal européen totalement dévoyé, c’est carrément la démocratie qui est foulée du pied. Reconnaissons toutefois que l’Europe ne peut pas être accusée de tous les maux, puisqu’elle dépend largement de la volonté de ses Etats membres. A ce sujet, il n’est pas inutile de rappeler ce qui suit. Cette information a été publiée le 18 juin 2016 sur le site du journal L’Echo.

La directive contre l’évasion fiscale bloquée par la Belgique

La Belgique a empêché la conclusion d’un accord clé sur la lutte contre l’évasion fiscale. L’Europe est suspendue aux lèvres de Van Overtveldt: s’il ne dit rien d’ici lundi minuit, le texte sera adopté.

Le gouvernement belge peut-il se permettre d’empêcher l’Europe d’accomplir son premier pas dans la lutte contre l’évitement fiscal ? Personne ne veut y croire, mais l’attitude que le ministre des Finances belge Johan van Overtveldt  a adoptée à Luxembourg vendredi pose question. À la surprise générale, la réunion de l’Ecofin  n’a pas accouché d’un accord sur la directive anti-évasion fiscale.

En cause : des règles ciblées sur la limitation des intérêts que la Belgique serait forcée de revoir. Alors que tout le monde autour de la table s’accordait sur une période de transition de cinq ans, le siège belge a fait de la résistance : impossible pour nous d’accepter un échéancier. « Pour les autres, c’est inacceptable parce que cela permettrait deux systèmes différents en parallèle pendant une période indéterminée, ce qui mènerait simplement à de la planification fiscale », a expliqué le président de la réunion, Jeroen Dijsselbloem (Pays-Bas). Le délai de cinq ans, c’était déjà « un compromis énorme » pour certains a souligné le Néerlandais.

La Belgique s’est donc vue accorder un temps de réflexion: si elle ne se manifeste pas d’ici lundi minuit, l’accord sur la directive anti évasion fiscale sera adopté par le Conseil. Ce sera un premier pas important dans la lutte contre l’érosion fiscale, même si le texte initial proposé par la Commission a été significativement affaibli. L’accord en suspens prévoit notamment une imposition à la sortie pour l’entreprise qui transfère ses actifs vers un pays à faible imposition. Il plafonne le montant des intérêts que le contribuable a le droit de déduire. Il prévoit aussi une clause anti-abus générale, qui permet aux États de prendre d’autres dispositions pour s’adapter à de nouveaux dispositifs fiscaux agressifs. « Nous venons d’une époque où les États membres se livraient à une très forte concurrence fiscale et nous allons vers une ère de coordination et de standards internationaux », résume Jeroen Dijsselbloem. Mais l’effet concret de telles mesures est difficile à prédire, admet le ministre néerlandais, qui se dit convaincu qu’il sera important. « Je ne crois pas que les entreprises vont cesser leur planification fiscale, mais elles vont certainement l’ajuster. »

Reste que pour l’heure, « nous sommes là entre les mains de nos amis belges… », constate le ministre Luxembourgeois Pierre Gramegna. Parmi les déçus du jour, le commissaire français Pierre Moscovici, qui a initié le texte en janvier. Il était arrivé à la réunion « confiant » dans la conclusion d’un accord vendredi: « Nous ne pouvons pas nous dérober à cette volonté citoyenne de voir les entreprises se conformer à une éthique fiscale à laquelle les gens ordinaires se conforment. » La procédure d’approbation tacite suit son cours. La Belgique a jusqu’à lundi minuit pour lever le petit doigt.

Karel De Gucht et Charles de Gaulle

Dans le contexte actuel, les politiques d’austérité sont contre-productives. Ainsi parle un libéral flamand, Paul De Grauwe, un expert qui a passé douze ans dans les allées du Parlement belge et patronne aujourd’hui l’European Institute de la London School of Economics and Political Science. Ce qui l’agace, c’est l’irrationalité des acteurs politiques. Il devrait pourtant savoir que la politique n’est pas une science mais un art consommé du rapport de force, où la mauvaise foi le dispute à l’aveuglement idéologique. Alors pas question de relâcher l’effort budgétaire, répondent en chœur Gwendolyn Rutten (Open VLD) et Pieter De Crem (CD&V). Et si Elio Di Rupo se plaint de la façon dont l’Union européenne gère la crise, il se fait rappeler à l’ordre par Karel De Gucht, Commissaire européen au Commerce (Open VLD).

Après tout, la Commission n’a que le pouvoir et l’orientation que les chefs de gouvernement consentent à lui donner. Il est trop facile, évidemment, de se soustraire à ses responsabilités en accusant « Bruxelles ». Ce qui est inquiétant, néanmoins, c’est que l’Union européenne apparaît de plus en plus comme un monstre froid chargé de faire respecter l’orthodoxie libre-échangiste, au mépris d’une impopularité croissante.

Ainsi, Karel De Gucht prépare un accord de libre-échange avec les États-Unis, un accord qui devrait s’étendre à d’autres parties du monde ultérieurement. Nul besoin d’un débat démocratique pour engager l’UE dans ces accords. La conviction de Karel De Gucht doit suffire. Voici ce qu’il répond dans le journal Le Monde :

Karel De Gucht« Traditionnellement, la France n’est pas un pays libre-échangiste. C’est vrai quel que soit le gouvernement, de droite ou de gauche. J’espère convaincre qu’elle est pourtant bien positionnée pour tirer bénéfice de ce genre d’accord. (…) …Les Français seraient mieux servis par un peu plus d’audace. Je suis attentif à toutes les sensibilités exprimées par les États membres. Je les respecte, mais cet accord créera aussi des opportunités pour notre économie. Entre 0,5 % et 1 % de croissance, d’après les études les plus prudentes. La France compte le plus grand nombre de multinationales en Europe, et leurs résultats sont excellents. Il ne s’agit pas d’un problème économique, au contraire. »

Le problème est donc culturel, selon Karel De Gucht. La question, ici, n’est pas de savoir si la France est suffisamment pro-européenne, mais suffisamment libre-échangiste (au risque de confondre intégration européenne et intégration dans l’économie globale).

Il est permis de s’interroger sur l’évolution de la démocratie en Europe si le débat politique est ainsi neutralisé par l’obligation d’adhérer sans réserve à une idéologie. Il est clairement abusif d’associer la doxa libre-échangiste au respect des droits de l’homme et de l’imposer ainsi comme un fondement de la démocratie européenne. Quand la situation économique et sociale se dégrade et que l’autorité s’enferme dans une tour d’ivoire, comment échapper au soupçon, qualifié de « populiste », que la « classe dirigeante » gouverne en fonction de ses intérêts propres et non dans l’intérêt « du peuple » ? Le risque est d’autant plus grand, concernant l’UE, que le citoyen européen peut sembler écrasé par un pouvoir supranational qui lui échappe.

Sans réelle légitimité démocratique, la Commission a néanmoins déclaré 2013 « année européenne de la citoyenneté ». On peut espérer que la crise actuelle conduise à une prise de conscience collective de la nécessité, pour les citoyens, d’intégrer la dimension européenne et d’investir le champ politique à ce niveau. Ce n’est que par le débat et la participation des citoyens que la démocratie européenne peut vivre et que l’UE respectera ses valeurs fondamentales et ses promesses.

Il est notoire que Charles de Gaulle avait, sur l’Europe, un point de vue un peu différent de celui de Karel De Gucht. Certes, à la façon des chefs d’État d’aujourd’hui, il privilégiait les intérêts de son pays et, en dépit du traité de Élysée qui a renforcé les liens entre l’Allemagne et la France en 1963, il ne peut être tenu pour un grand champion de la cause européenne. Preuve en est, dira-t-on, qu’il ne voulait pas du Royaume-Uni dans le « Marché commun ». L’argument développé par le président français, c’est que l’Europe en voie d’intégration ne résisterait pas à la vague anglo-saxonne. Il y a cinquante ans, voici ce que déclarait de Gaulle :

Charles De Gaulle« L’Angleterre, en effet, est insulaire, maritime, liée par ses échanges, ses marchés, son ravitaillement, aux pays les plus divers et souvent les plus lointains… La Communauté s’accroissant de cette façon verrait se poser à elle tous les problèmes de ses relations économiques avec une foule d’autres États, et d’abord avec les États-Unis.

« Il est à prévoir que la cohésion de tous ses membres, qui seraient très nombreux, très divers, n’y résisterait pas longtemps et, qu’en définitive, il apparaîtrait une Communauté atlantique colossale sous dépendance et direction américaine et qui aurait tôt fait d’absorber la Communauté européenne. »

Cinquante ans plus tard, tandis que l’Angleterre menace de se retirer de l’UE et que partout le rêve européen se brise, Karel De Gucht (Open VLD) répond à Charles de Gaulle. Il reproche à la France de ne pas avoir une tradition libre-échangiste et s’apprête à créer, au nom de 500 millions d’Européens, un grand marché commun avec les États-Unis.

Certes, il y a des raisons historiques et culturelles de se sentir proche des États-Unis d’Amérique et la démocratie leur doit beaucoup… Mais la démocratie appartient à ceux qui la font vivre.

G.R.