Les relations de voisinage entre la Flandre et la Wallonie obéissent à une logique qui leur est propre, on peut les étudier sans beaucoup de références au monde extérieur, dans leur dynamique centrifuge annonçant l’évaporation de l’état belge. Il faut néanmoins penser la réunion de la Wallonie à la France en considérant les enjeux du XXIe siècle, à l’échelle de l’Europe et du monde.
Certes, l’histoire est chargée de références auxquelles nous devons ce que nous sommes, mais répéter mécaniquement des discours d’hier ou avant-hier, c’est parler aux fantômes qui nous habitent. Il faut bien entendu sortir de son face-à-face avec la Flandre et voir le monde qui s’ouvre à la façon d’un terrain d’aventure ou d’un open space oppressant. Ou comme un appel au partage. Ou l’appel du large.
Globalization. C’est un peu l’universalisme des lumières à la mode anglo-saxonne. On peut le définir ainsi : le monde global est un monde d’échanges et de mobilité, la terre appartient à tous les hommes ou, du moins, à ceux qui ont les moyens de l’acheter. L’idéal d’un monde libre uniquement régi par les forces économiques, au profit de l’argent et du pouvoir qu’il donne. Un monde uni, l’humanité poursuivant le même rêve au service de la finance. Des électrons libres à l’intérieur d’un système. Une certaine idée du progrès.
C’est un peu la révolution permanente, version Microsoft. Le sens unique de l’histoire, laquelle inclut le temps des grandes découvertes et celui de la colonisation. De plus en plus, la technologie abolit les distances et nous encourage à nous sentir citoyens du monde, en mixant les cultures et les mémoires collectives. Un impératif : connecter le monde et bousculer les inerties. Après tant d’autres, il y a là un ébranlement de la conscience de soi qui peut conduire au meilleur comme au pire, à des résistances, à des angoisses, à des opportunités nouvelles, à des générosités nouvelles, car nous avons reçu la terre en partage et que nous aimons croire en la fraternité universelle.
Ainsi va l’histoire. Il ne suffit pas d’être hyperconnecté, de maîtriser la technologie, il faut mettre à jour son logiciel personnel. Pas simple quand on ne se satisfait pas de quelques idées simples, entre fantasmes de nature psychologique et catéchismes idéologiques. En vérité, l’ouverture au monde se conjugue avec l’atomisation de la société, le repli sur l’individu, que l’on dit libéré, délivré, I am one with the wind and sky (c’est un refrain que les enfants connaissent par cœur). Même si, à l’origine de cette nouvelle configuration du monde, il y a pas mal d’idées françaises et d’acteurs de premier plan de nationalité française, on n’est pas forcément très à l’aise avec la globalisation, dont la réalité est parfois brutale.
Il faut apprendre. Apprendre à se méfier des mots, de leur utilisation. De l’hypocrisie. Du cynisme. Apprendre à se dire que, peut-être, on s’est trompé un peu, beaucoup, passionnément. Exercer ce qu’on a d’esprit critique. Exiger de vrais débats. Comprendre ainsi les résistances et les oppositions (de l’altermondialisme aux différentes crispations identitaires, sans oublier la haine envers l’impérialisme occidental qui, entre autres, nourrit le djihadisme).
Pour un débat de qualité, qui soit utile au citoyen ordinaire, il faut que s’expriment des personnalités hautement informées, chez qui la force de conviction se conjugue avec la vigueur intellectuelle et, bien entendu, la liberté de parole.
Voici une interview que Jean-Pierre Chevènement a livrée aux journalistes du magazine Marianne en juillet dernier.
G.R.
Chevènement : « Nous sommes passés dans l’allégeance au suzerain américain »
Article paru dans Marianne daté du 10 juillet 2015
(…)
Qu’est-ce qui explique, selon vous, que nous ayons plié le genou face aux Etats-Unis ? L’arme économique est-elle devenue un moyen pour Washington d’asseoir son hégémonie politique ?
La tétanisation exercée sur nos entreprises commence à l’échelle des banques. Dès lors qu’un financement paraît un tant soit peu risqué vis-à-vis de potentielles sanctions américaines, les banques le refusent. L’effet dissuasif, par exemple, est manifeste en ce qui concerne les sanctions visant la Russie. Qui sait que les exportations de la France vers ce pays sont passées de 9 milliards en 2012 à 6,7 milliards en 2014 ? Et qu’au premier trimestre 2015 elles ont encore fléchi de 33 % par rapport au premier trimestre 2014 ? Au travers de leur économie – qui représente environ un cinquième de l’économie mondiale -, mais surtout grâce au fait que le dollar reste la monnaie mondiale, les Etats-Unis se sont arrogé la possibilité de contrôler, à travers leur département de la Justice, les activités de toutes les entreprises de la planète.
Vous dressez un constat d’intériorisation de la contrainte par nos entreprises et par nos dirigeants. Comment remédier à cet état de fait ?
Il importe d’abord de savoir si l’Europe n’est plus qu’une machine à relayer les sanctions décrétées par les Etats-Unis en fonction de leurs propres critères qui ne sont pas forcément les nôtres. Dans la crise ukrainienne, qu’on aurait pu éviter si on n’avait pas placé l’Ukraine devant le dilemme absurde d’avoir à choisir entre l’Europe et la Russie, la France a essayé de réagir en mettant sur pied le format dit « de Normandie ». Cela a abouti aux deux accords de cessez-le-feu de Minsk. Or, les accords de Minsk II ne sont pas appliqués du fait de l’Ukraine, refusant le volet politique qui prévoit des élections dans les régions russophones de l’Est et une réforme constitutionnelle permettant une large décentralisation. Et voilà qu’on sanctionne la Russie ! C’est du Guignol ! Les sanctions ont été reconduites sans vrai débat le 29 juin par le Conseil européen. Ce système d’inféodation doit être contesté. L’ordre international n’est plus l’ordre formellement égalitaire de 1945. Au sein de l’ONU, toutes les nations sont en principe à égalité sauf, naturellement, au Conseil de sécurité où il y a cinq membres permanents sur 15. Ce schéma légal s’est décomposé. L’« occidentalisme » qui prévaut désormais est un système d’allégeance au suzerain américain.
D’ailleurs, l’Otan n’a-t-elle pas aussi pris la place de l’ONU ?
En effet, l’Otan aimerait bien remplacer l’ONU, car, au sein des Nations unies, il y a le P2 (Etats-Unis/Grande-Bretagne), le P3 (avec la France) et le P5 (avec la Russie et la Chine). Le bon sens voudrait qu’on continue à travailler dans ce cadre, car nous ne sommes plus à l’époque de la guerre froide et nous pouvons discuter raisonnablement avec les Chinois et avec les Russes, comme cela a été fait avec succès pour le désarmement chimique de la Syrie. Mais les Américains, avec l’affaire ukrainienne, ont allumé un brandon de discorde entre l’Europe et la Russie ; ils cherchent à empêcher l’Europe d’exister politiquement et accessoirement de trouver une alternative à sa dépendance énergétique envers les pays du Golfe, qu’ils protègent. Pourtant, face à Daech, une menace dirigée conjointement contre l’Europe, l’Amérique et la Russie, sans parler des populations musulmanes prises au piège, nous aurions bien besoin d’une coopération !
Justement, quelle analyse géopolitique faites-vous de l’émergence de l’Etat islamique ? Rejoignez-vous celle du Premier ministre, Manuel Valls, qui a récemment parlé d’une « guerre de civilisation » ?
Manuel Valls utilise la terminologie du politologue américain Samuel Huntington – dont on oublie trop souvent qu’il ne préconisait pas le clash des civilisations, et qu’il voulait plutôt le prévenir… Manuel Valls n’a sûrement pas voulu alimenter cette confrontation que cherche à provoquer le terrorisme djihadiste : l’Islam contre l’Occident. Nous ne sommes pas affrontés à une civilisation, mais au terrorisme. Les premières victimes du terrorisme, ce sont les musulmans. Les fractures et les divisions au sein des sociétés du monde arabo-musulman viennent de loin. Historiquement, deux réponses à l’Occident se sont fait jour au lendemain de l’effondrement de l’Empire ottoman : d’une part, la réponse moderniste, libérale ou socialiste, avec Nasser et le parti Baas ; d’autre part, la réponse identitaire, dont la création des Frères musulmans en 1928, par Hassan al-Banna, a été la première formulation, avant l’émergence du salafisme révolutionnaire avec Al-Qaida puis Daech. Si les Etats-Unis ont largement soutenu le wahhabisme, qui est le terreau du salafisme, la France, elle, jusqu’à la guerre du Golfe, en 1990, a toujours cherché à privilégier la voie moderniste au sein du monde arabe. Les deux guerres du Golfe ont abouti à la destruction de l’Etat irakien et ont installé au pouvoir à Bagdad une majorité chiite. Le gouvernement Al-Maliki a mené une politique sectaire vis-à-vis des sunnites de l’ouest du pays. Abandonnés, ceux-ci, qui avaient joué un rôle dirigeant depuis l’installation de la dynastie hachémite en Irak en 1921, ont été jetés, par aveuglement, dans les bras d’Al-Qaida et de Daech.
Que faire face à ce que l’islamologue Mohammed Arkoun appelait « l’extension de la pandémie djihadiste », qui arrive aux portes de l’Europe ?
L’action de la France avait, jusqu’ici, largement contribué à soustraire le Maghreb à ce que le général de Gaulle avait appelé « les malheurs grandissants » qui sont apparus au Proche- et Moyen-Orient après 1967. Il faut reconnaître, ensuite, que la guerre de Nicolas Sarkozy contre la Libye de Kadhafi a été une imbécillité – mais j’ai été bien seul à le dire alors. J’ai été le seul sénateur de gauche, avec les communistes, à ne pas voter la prolongation de l’opération française en 2011… Aujourd’hui, les troubles s’étendent au Maghreb. La malheureuse Tunisie a été frappée par deux fois en trois mois par le terrorisme djihadiste. Et je songe avec inquiétude à l’Algérie, où, en dépit des efforts des autorités, l’on observe dans le Mzab des tensions intercommunautaires entre les Mozabites et les Arabes chaâmbi. Pour toutes ces raisons, il y a urgence à réinventer vis-à-vis du monde arabo-musulman une politique qui soit la nôtre au Moyen-Orient, faite de prudence et de raison. Nous en sommes loin. La France a un rôle de médiation à jouer.
La deuxième actualité qui donne à réfléchir aux questions de souveraineté est la crise européenne liée à la dette grecque. Que traduisent, selon vous, les rebondissements de ces derniers jours, après le non grec au plan de redressement proposé par l’Europe?
Le problème n’est pas la Grèce, mais la monnaie unique. Malheureusement, les esprit ne sont pas mûrs pour substituer à la monnaie unique la monnaie commune. Pour que les choses soient claires, j’ai toujours considéré que la monnaie unique comportait un vice originel dont elle ne peut pas plus se défaire que l’homme du péché originel, selon les Ecritures…
C’est-à-dire ?
Le vice tient à ce que l’euro juxtapose des pays très hétérogènes, du point de vue économique, mais aussi au regard de leur culture et de leurs repères historiques. L’Europe est faite de nations. Nous ne sommes pas aux Etats-Unis d’Amérique, où il y avait 13 colonies britanniques, mais dans un continent où il existe une bonne trentaine de peuples. L’erreur initiale, il faut donc la chercher très en amont… Bien avant la création de l’euro…
C’est ce que vous avez nommé, dans un de vos livres, « la faute de M. Monnet » ?
En effet, la méthode choisie par Jean Monnet a consisté à créer une suite de petits faits accomplis censés conduire à ce que Robert Schuman nommait une « solidarité croissante des peuples européens ». Qui peut être contre une « solidarité croissante des peuples européens » ? Moi-même je suis pour ! Mais, dans l’optique de Jean Monnet, il fallait créer progressivement l’irréversible en agissant par-dessus la tête des Etats nationaux, en confiant à la Commission le monopole de la proposition législative ou réglementaire : on a ainsi fait une Europe technocratique se substituant aux nations. Avec la monnaie unique, les économies étaient censées converger, de facto. Or, c’est le contraire qui est arrivé : les économies ont divergé. Pas seulement entre l’Allemagne et la Grèce, mais aussi avec la France.
Qu’aurait-on dû faire, selon vous ?
Plutôt qu’une monnaie unique, c’est une monnaie commune que nous aurions dû mettre en place. Les peuples auraient ainsi pu garder leurs monnaies sur les territoires nationaux et faire devise commune à l’extérieur. Vous savez comment une option a été choisie et l’autre, écartée ? Tout s’est passé lors d’une conversation entre François Mitterrand et Pierre Bérégovoy au début de 1989. Le second a expliqué au premier qu’il y avait le choix entre deux solutions (monnaie commune ou monnaie unique).
« Qui est pour la monnaie commune ? demande le président.
– Les Anglais, répond son ministre de l’Economie.
– Et qui est pour la monnaie unique ?
– Les Allemands et tous les autres.
– Eh bien, prenez la formule qui a le soutien d’une majorité. »
Le résultat ? Depuis 2007, le PNB de la France est stagnant. Celui de l’Italie a baissé de 9 %, celui du Portugal et de l’Espagne de 15 %, celui de la Grèce de 25 %… Le propre de la monnaie unique, en l’absence de mécanismes correctifs que les Allemands rejettent, est d’aggraver les divergences entre les régions productives et riches qui prospèrent, et les régions sous-productives et pauvres qui s’appauvrissent encore. Donc de promouvoir la « mezzogiornisation » de l’Europe.
Est-ce à dire que la perspective de rester dans l’euro nuirait à la Grèce et à son économie?
Je pense qu’il y a deux solutions. Si l’on veut absolument garder la Grèce dans la monnaie unique, il serait raisonnable d’abattre sa dette d’environ un tiers. Car il est impossible pour ce pays de rembourser une dette qui représente aujourd’hui 177 % de son PIB. Mais les créanciers l’accepteront-ils ? Je précise que ces créanciers sont aujourd’hui des créanciers publics, car ils se sont substitués aux créanciers privés, les banques, principalement françaises et allemandes, qui ont pu retirer leurs billes en mai 2010 ! Mais les institutions européennes ont refusé toute discussion sur la dette.
Pourquoi, d’après vous ? Par idéologie ?
Il est sans doute très difficile de se mettre d’accord à 18 ou à 19. Mais il y avait surtout des attitudes fermées, caractéristiques de certains pays du Nord qui veulent par avance donner une leçon aux pays dits du « Club Med ». Par conséquent, aucun assouplissement n’a été introduit, bien que la France ait plaidé pour que l’on discute du sujet « plus tard ».
La deuxième solution serait la « sortie amicale » de la Grèce hors de la monnaie unique, assortie du maintien d’un lien avec l’euro, soit une dévaluation de 30 % qui restaurerait la compétitivité perdue du pays, sans impliquer une politique d’austérité insupportable et sans perspective. Parallèlement, la part de leur dette que les Grecs ne sont pas en mesure de rembourser, serait écrêtée à due proportion, et le pays se verrait doté d’une eurodrachme qui pourrait lui rendre sa compétitivité, surtout si l’Europe l’aidait via des fonds structurels à passer le premier choc du renchérissement des importations et notamment de la facture énergétique.
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