La Wallonie et la France : ce que Philippe Destatte répond à Jacques Lenain

Parce qu’il est plus que temps de resserrer nos liens avec la France, il faut saluer toute prise de parole qui contribue à ouvrir, élargir, approfondir un débat depuis trop longtemps ignoré, évacué, refoulé ou marginalisé. Pour relancer un tel débat, sans détour ni langue de bois, voici un échange qui ne manque décidément pas d’intérêt.

Philippe Destatte a longuement répondu à un commentaire critique de Jacques Lenain, ce qui a poussé celui-ci à développer son argumentation, laquelle a fait réagir Philippe Destatte. Il va sans dire qu’au-delà de leurs divergences, il nous plaît de relever la qualité de leurs deux points de vue.

Folon, la pluieNamur, le 3 novembre 2015

Cher Monsieur Lenain,

Je vous remercie de votre longue réponse. Je vais tenter d’être plus synthétique en répondant moi aussi à votre commentaire, tout en gardant, en chercheur, un regard calme sur les choses de ce monde. Ainsi que je vous l’ai indiqué par ailleurs, je n’ai pas pu revenir plus tôt à notre dialogue, étant requis par d’autres engagements. Néanmoins, les quelques jours pendant lesquels je suis sorti de notre conversation m’ont fait mesurer que notre débat comporte un risque : celui de me voir, en répondant à vos arguments, mettre la France à distance alors qu’elle ne l’a jamais été me concernant, ni mentalement, ni physiquement. Certes, lorsque j’entendais mon ami, l’ancien ministre Jacques Hoyaux, répéter comme un leitmotiv que, parce que nous sommes Wallons nous sommes Français, je pouvais difficilement le suivre dans son raisonnement. Je comprenais bien que nous avions été Français sous la Première République, le Consulat et l’Empire, que nous pourrions le redevenir à la faveur d’une crise majeure, mais je pense difficile de pouvoir soutenir que nous le sommes. Par contre, ma surprise fut grande d’apprendre que l’ancien président de l’Institut Destrée, bien qu’ayant été domicilié si longtemps en France, n’y avait pas acquis la nationalité, ce que, personnellement j’aurais probablement fait. Je fais cette référence pour vous indiquer que je n’ai personnellement aucune réticence à l’égard de la nation française. Pour autant bien entendu qu’on lise cette identité nationale comme un processus lié à des valeurs, comme c’est le cas de la République, et non à une conception essentialiste. Certes, et Renan l’a montré, la nation est héritage, mais elle est aussi projet. Et bien qu’historien, et parce qu’historien, l’avenir m’a toujours davantage intéressé que le passé.

J’en viens moi aussi à vos arguments.

1. Le premier m’est incompréhensible. Tout d’abord, parce que les mots que vous utilisez me sont étrangers quant aux types de relations que j’entretiens avec les Flamands ou les Français. Vous parlez de détestation, de subordination, d’appartenance, de mépris, de sentiment anti-français ou anti-flamand, de belgicanisme, etc. Je ne connais rien de tout cela dans ma vie de Wallon. Je pense avoir exprimé une nouvelle fois ma position en mars 2013 lorsque j’écrivais – veuillez m’excusez de me citer – : « mon sang ne se glace pas en portant mon regard sur les coteaux de Champagne ni en remontant la vallée de la Meuse jusqu’à sa source. Au contraire, mon pied se fait plus léger. Je reste néanmoins convaincu de la nécessité pour la Wallonie de se refaire une beauté démocratique et une santé économique avant de négocier avec la France, s’il nous arrivait de considérer notre position dans la Belgique fédérale – ou confédérale – par trop insupportable. Ce serait alors l’affaire du Parlement wallon, seul porteur de la souveraineté wallonne. » (lien)

Ces paroles ne me paraissent pas innocentes ni ressortir de l’enfermement belgo-flamand que vous me prêtez. En d’autres temps, elles auraient probablement valu le poteau d’exécution.

2. Malgré le scepticisme que la capacité de redéploiement économique de la Wallonie peut générer, je reste personnellement convaincu que celle-ci peut se redresser avec ses propres forces. Si je n’avais pas la conviction qu’elle dispose en elle-même des moyens humains et financiers de se relever, je cesserais immédiatement d’appeler au redressement, de mobiliser et d’interpeller les acteurs, comme je le fais depuis plus de trente ans… Ce rôle de mouche du coche n’est, certes, pas le plus agréable mais je m’y tiens avec constance, me répétant souvent que, sur le ring, ce n’est pas le boxeur qui frappe le plus qui l’emporte mais celui qui encaisse le mieux. Je rejoins volontiers Jules Gazon sur ses chiffres révélateurs de l’état de la Wallonie et sur les difficultés intrinsèques qu’ils induisent. Malgré tout, il me faut bien constater que les régions françaises limitrophes qui ont connu les mêmes affres de la désindustrialisation que la Wallonie ne se portent pas vraiment mieux, même si les menaces qui pèsent sur elles paraissent moins aiguës. J’ai fait quelques comparaisons dernièrement qui nous ramènent tous à une certaine modestie : nous ne sommes pas dans des mondes bien différents (lien).

3. Evitons en effet les malentendus. J’ai dit que, si on considérait avec Claude Julien que la France – comme toute nation – n’avait pas naturellement de valeur (l’essentialisme), il fallait la qualifier. Que s’il y avait deux France, celle de Vichy et celle de de Gaulle, je me référais à la deuxième : la France libre. Celle-ci était la grandeur de la France pendant la période vichyste. Et la France que j’aime aujourd’hui est celle qui résiste à Le Pen. Le Pen n’est certes ni Pétain ni Laval, mais les valeurs qu’il ou qu’elle porte s’y rattachent davantage qu’à Nicolas Sarkozy, François Hollande ou François Bayrou, dont je me suis souvent senti proche intellectuellement. Quant au risque de fascisme ou de proto-fascisme en Wallonie, il existe bien sûr. Je ne l’ai jamais sous-estimé et il pourrait, en effet, croître considérablement dans une région à la dérive, qui aurait perdu toute capacité de redressement. Je vous ai déjà écrit ma surprise d’être qualifié de belgicain (tout en souriant de vous voir utiliser le mot « entièreté » considéré ici comme un belgicisme, plutôt que totalité) mais l’essentiel n’est pas là. Il me semble que, même si le gaullisme était marqué par une volonté de rassemblement des forces politiques, des communistes aux maurassiens, il a régulièrement exprimé son profond attachement à la démocratie. On se souvient de la formule restée célèbre du 27 mai 1942 selon laquelle la démocratie se confond exactement avec la souveraineté nationale : « La démocratie, c’est le gouvernement du peuple par le peuple, et la souveraineté nationale, c’est le peuple exerçant sa souveraineté sans entrave. » J’ai toujours fait le rapprochement de cette formule avec celle – à peine plus ancienne (février 1937) mais écrite dans le même contexte de développement du fascisme – du Wallon Elie Baussart selon lequel « Défendre la démocratie, c’est défendre la Wallonie ». Et inversement.

4. Malgré mes efforts de compréhension, il ne m’est pas possible de vous suivre dans l’analyse que vous faites d’un enfermement qui serait le mien dans un ultra-régionalisme qui m’empêcherait de considérer une option française dans l’avenir de la Wallonie. Il me semble que, tout d’abord, et je l’ai dit et écrit, mon approche est bien sûr celle d’un fédéraliste et d’un régionaliste, mais que le cadre étatique m’importe moins que cette dimension. Du reste, mon régionalisme est réel, sans pouvoir être qualifié d’ultra, c’est-à-dire poussé à l’excès ou à l’exagération. Mon analyse du Congrès wallon de 1945 comme de la situation d’aujourd’hui, sans prendre même en compte mes propres affinités, me poussent à prendre en compte l’alternative réunioniste, sans aucune réticence autre que celle de ne pas nous marier couchés… (lien)

5. C’est dans cette cinquième partie que vous semblez le plus déformer ma pensée pour la modeler dans votre argumentation. Je ne suis pas un inconditionnel de l’Europe et surtout de n’importe quelle Europe même si, comme pour la France, j’ai toujours pensé qu’une certaine idée de l’Europe est porteuse d’avenir. De même, je ne méprise pas les nations et, pour en avoir longuement parlé avec Jacques Toubon, je sais que son action nationale fut plus décisive sur la question de la télévision sans frontière que toutes les initiatives des régions d’Europe ou de la Commission européenne elle-même. L’idée de nation comme Communauté des citoyens (D. Schnapper) m’est d’ailleurs chère. Sur la question des fransquillons, vous semblez me faire dire exactement le contraire de ce que j’enseigne à mes étudiants… Mais vous paraissez confondre – et là, je peux vous trouver des circonstances atténuantes – une souveraineté régionale, que peut incarner le Parlement de Wallonie, et le jeu des partis politiques francophones. Ce qui fondamentalement est différent, même s’il est difficile de collectionner les arguments pour le démontrer. Mais c’est une dérive du rationalisme de penser que les concepts existent une fois pour toute et en tout lieu. En effet, et Tocqueville le montrait déjà, la démocratie en Amérique et la démocratie en France ne couvraient pas, et ne couvrent toujours pas les mêmes réalités même si elles ne sont pas étrangères l’une à l’autre. Mais à nouveau, vous me faites dire le contraire de ce que je pense et affirme lorsque vous indiquez que c’est dans le désespoir que les Wallons devraient choisir Paris alors que j’estime que c’est debout – donc redressée – que la Wallonie devrait faire les choix institutionnels qui seraient alors conformes à ses désirs.

6. La construction du fédéralisme et/ou du confédéralisme belge a réussi son premier objectif d’éviter la guerre des Belges (la vraie, comme en Yougoslavie), comme l’intégration européenne (je n’utiliserais pas le mot de fédéralisme) a permis de maintenir la paix en Europe. Certes, le fédéralisme n’a pas permis le redressement de la Wallonie mais, à nouveau, je pense que c’est surtout parce que les Wallons ne se sont pas suffisamment consacrés à cet objectif et qu’ils se sont laissé distraire par des querelles linguistiques qui leur étaient largement étrangères. Bien entendu, que sur le plan de sa capacité internationale, la Wallonie a, comme d’autres nations ou régions, une souveraineté internationale qui est à la fois dépendante du bon vouloir des partenaires internationaux potentiels à contracter avec elles et de la volonté des interlocuteurs européens et/ou supranationaux à accepter ses propositions ou points de vue. Philippe Suinen me le rappelait dernièrement à bon escient. Pour le reste, je ne peux vous suivre sur cette idée de décadence et d’incapacité des Wallonnes et des Wallons qui n’auraient plus qu’à demander le « vivre et le couvert » après une longue descente aux enfers. C’est cette idée même que j’ai toujours rejetée : que la Wallonie, après avoir vécu aux crochets de la Flandre, puisse vivre aux crochets de la France. Nous méritons mieux, même de votre part. Oui, nous pourrions assurément faire un bout de chemin ensemble. Mais côte à côte. Pas en file indienne, vous devant et nous derrière. Nous n’avons pas rejeté un fédéralisme de la mendicité pour nous complaire dans un réunionisme de l’assistance.

J’avoue encore une fois mon incompréhension devant cette étiquette d’ultrarégionaliste dont vous m’affublez. Où serait donc ce caractère ultra ? Parce que je réclame la régionalisation des compétences d’éducation et de culture qui sont mieux localisées régionalement en France qu’en Belgique? Les tenants des régions françaises seraient-ils eux aussi des ultrarégionalistes? Quant à l’appellation de Wallonie – que je trouve judicieuse –, il me semble, contrairement à ce que vous écrivez, qu’il y a longtemps qu’on appelle la Région Normandie, plutôt que la Région normande, ou la Région Picardie, plutôt que la Région picarde. J’avoue que votre argumentation ici semble dévoiler une véritable hargne à l’égard des Wallons et de ceux que vous appelez « mes amis » mais que je n’identifie pas très bien au travers de vos propos…

7. À nouveau, je ne comprends pas en quoi ni pourquoi je serais a priori hostile à l’organisation territoriale de la France. Vous projetez sur les gens des cadres intellectuels qui leur sont étrangers et selon des logiques qui vous semblent propres. Par contre, la France que vous essayez de me dévoiler m’est effectivement inconnue. La France que je parcours n’est vraiment pas celle que vous me décrivez. Certes, les Français sont Français, mais ne vous en déplaise, ils sont aussi Normands, Poitevins, Champenois et Lorrains. J’ai assez fréquenté les collectivités territoriales, lu Braudel et Le Roy Ladurie, et discuté avec mes amies et amis français pour voir qu’il s’agît de réalités qui prévalent… Celui qui l’ignore en paiera effectivement les dividendes politiques.

Votre conclusion me laisse très dubitatif. En collant des étiquettes de radicalisme et d’ultra aux régionalistes et en considérant que les réunionistes « raisonnables » sont encore à venir, vous entretenez une logique de disqualification qui ne peut que renvoyer le dialogue sur l’avenir de la Wallonie aux calendes grecques. Mais si je vous comprends bien, votre jugement ne porte que sur des Belges, ou plutôt sur tous ceux – parmi lesquels vous me rangez – qui ne sont à vos yeux que des Belgicains. Or, ce que je croyais comprendre initialement de la réunion entre la France et la Wallonie, c’est qu’il s’agissait d’un dialogue à deux. Il me paraît néanmoins que s’il s’agit de nous comprendre pour esquisser un avenir commun, vous avez encore beaucoup de chemin à faire. Finalement, c’est peut-être là qu’on pourra se rejoindre. Les termes de cette équation seraient que, en regardant pourrir la situation économique et sociale de la Wallonie pour qu’elle tombe dans son escarcelle comme un fruit mûr, la France nous laissera le temps nécessaire pour que nous nous redressions. Vous voyez que, quel que soit l’amour que je porte à la France – et celui-ci est grand – je garde ma confiance en les Wallonnes et les Wallons…

Et je doute désormais, que, parmi les Françaises et les Français, vous soyez un de ces interlocuteurs qui puisse dialoguer avec nous, avec l’empathie, la chaleur et le respect que nous serions en droit d’attendre.

Votre dévoué,

Philippe Destatte

3 réflexions sur « La Wallonie et la France : ce que Philippe Destatte répond à Jacques Lenain »

  1. Monsieur Destatte tient un discours spécieux. Certes, nous ne fûmes des citoyens français que pendant vingt ans, 1794/1814, mais comment explique-t-il que les lettrés et les intellectuels wallons choisirent de remplacer le latin par le français de l’île de France. Cette démarche culturelle comportait également un volet politique même si les provinces wallonnes dépendaient du Saint-Empire Romain Germanique à la suite de la lamentable ( à nos yeux actuels) mais logique succession de Charlemagne.
    Et ce ne sont pas les accidents de parcours bourguignons et habsbourgeois qui changent la donne humaine; les Wallons ont malgré les vicissitudes du temps tenté ( l’Histoire le montre) au cours des siècles de se rapprocher au plus près de Paris.
    Ce ne sont quand même pas deux minables siècles de belgitude forcée (par les monarchies européennes et la Grande-Bretagne) qui vont nous maintenir dans cette prison kafkaïenne ?
    D’autant plus que les codétenus flamands tentent l’évasion !

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  2. « D’autant plus que les codétenus flamands tentent l’évasion! »

    @Valmy

    une évasion encore trop timide!!! Ils n’ont qu’un seul pied en-dehors et toujours un à l’intérieur…

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