La Wallonie peine à s’affirmer politiquement. A mobiliser autour d’un projet commun. A exister. Même éphémère et trompeuse, la stabilité institutionnelle donne l’impression que cela peut tenir. Cela tiendra. Tant que cela tient, inutile d’alerter l’opinion publique. Il est plus facile de partager des émotions que de réfléchir ensemble à ce qui relève pourtant d’une responsabilité collective.
N’y a-t-il pas, dans la société wallonne, un nombre appréciable de gens qui, à des degrés divers, touchent à la politique ? A eux de montrer l’exemple et de nourrir le débat. Ce qu’il faut agiter, ce n’est pas tant les poings que des idées, en ne cachant rien des réalités. Dégager des perspectives. Apprendre à tourner la page, anticiper le changement. Ne plus voir l’appartenance à l’état belge comme une évidence, ouvrir le débat.
Le débat : qui a quelque chose à dire sur l’avenir de la Wallonie ?
Philippe Destatte, assurément, ne fuit pas le débat. L’avenir de la Wallonie est un enjeu dont il a fait son métier. Président de l’Institut Jules Destrée, historien, prospectiviste, il apporte évidemment son expertise aux autorités wallonnes, sans pour autant rester cloisonné à Namur, puisqu’il enseigne à Paris et à Reims. Quand il a évoqué, pour nous, le Congrès national wallon réuni à Liège il y a septante ans, il a fait le choix de s’exprimer en tant qu’historien, en tant que Wallon et en tant que citoyen, déclinant son exposé en trois parties où il était forcément question de la réunion de la Wallonie à la France.
Son texte a été publié sur ce site (lien) et chacun a pu y réagir. Le plus critique était Jacques Lenain, dont le commentaire était sans détour :
Je reviens brièvement sur les trois arguments de Destatte pour affirmer que le temps de réclamer la réunion n’est pas venu… et ne viendra pas, sauf catastrophe (on ne sait jamais…).
- La dignité : la Wallonie n’est pas (encore) assez « bonne » pour se donner à la France… il faudrait donc attendre encore au moins vingt ans, dixit Destatte lui-même…, pour que cela soit… Autrement dit, la Wallonie surnage à peine, elle peut se noyer, mais « il faut refuser la main secourable de la France, puisque nous, Wallons, sommes à poil, et que, tirée hors de l’eau, cela va se voir »… Mais, de la dignité de la Wallonie dans sa relation avec la Flandre, et notamment de sa dépendance politique et financière extrême vis-à-vis d’elle, il ne dit mot.
- La dignité encore : la France n’est pas assez « bonne » pour la Wallonie, elle ne l’a jamais été, hier au nom du régime pétainiste, maintenant au nom de son futur lépéniste… Entre les deux, rien ou presque, semble-t-il, et une fois ce futur censé être arrivé, toujours rien, la France étant quasiment condamnée au régime « brun ». Argument d’autant plus curieux puisque c’est de la part de Destatte oublier que l’idéologie pétainiste ferait autant de ravage en Wallonie qu’en Picardie si elle y avait un véritable « lideur », et qu’une idéologie ô combien similaire prospère aisément en Flandre, donc en Belgique…
- Les gains de la Wallonie belge : elle a déjà acquis, dans le cadre belge, l’essentiel de ce que son appartenance à la France lui enlèverait, à savoir une certaine « souveraineté » (terme impropre, car il ne s’agit que d’une autonomie). Mauvais argument de Destatte pour le cadre belge (dont il faudrait donc souhaiter le maintien selon lui), car la dépendance de la Wallonie à la Flandre saute aux yeux, une dépendance dont la contrepartie devient difficile à discerner. Bon argument dans l’hypothèse d’un cadre français, auquel je réponds par « le projet d’intégration-autonomie », qui peut préserver demain, en France, ce qu’est devenue la Wallonie présentement en Belgique.
Philippe Destatte aurait pu se formaliser de la critique ou, du moins, s’en tenir là. Mais, tout au contraire, il a choisi de publier le commentaire de Jacques Lenain sur son blog personnel pour se donner l’occasion d’y répondre. Voici ce qu’ensuite il a écrit :
C’est très honoré par votre commentaire de mon texte La Wallonie et la France, 70 ans après le coup de semonce de 1945, que je vous réponds. Pour faire suite à celui-ci, je voudrais apporter quelques éclairages sur ma position. Il s’agit certainement d’un exercice difficile, car je me sens très éloigné des formes de certitudes que vous me prêtez dans mes engagements et affiliations. Pour tout dire, c’est d’ailleurs une surprise pour moi – et certainement pour mes amis – de me retrouver si loyal envers la Belgique, l’État belge, le royaume (que je persiste pourtant à écrire avec une minuscule, mais je sais que beaucoup de Français restent fascinés par la monarchie et la noblesse…). Néanmoins, ainsi que vous le sous-entendez concernant l’option réunioniste, la confusion est toujours bonne à prendre (« on ne sait jamais… »). Permettez-moi toutefois d’assumer l’idée que vous me prêtez d’ »alliance » avec la Flandre et les Flamands, à l’égard de laquelle, effectivement, je n’ai aucune animosité de principe. D’une part, la Flandre est aujourd’hui une des régions (et peut-être demain un Etat indépendant) les plus dynamiques d’Europe, avec laquelle nous entretenons des relations certes difficiles mais souvent constructives. Il s’agit, ne l’oublions pas, de notre premier client. D’autre part, le principe même de l’Europe et le projet européen lui-même – aujourd’hui si décrié – sont fondés sur l’alliance de toutes ses composantes. D’ailleurs, ni la Flandre ni la France ne sont tentées de quitter l’Europe. Du reste, tant le Quai d’Orsay que l’Ambassade de Belgique entretiennent les meilleures relations avec le Gouvernement flamand.
En suivant votre propre raisonnement, je reviendrai moi-aussi sur les trois arguments pour lesquels je pense que le moment n’est pas venu de réunir la Wallonie à la France (ou la France à la Wallonie : l’ancien Ministre-Président Jean-Maurice Dehousse a souvent soutenu que, compte tenu de leur égo, c’était plutôt la propension des Liégeois sinon des Wallons).
- Sur la question de la temporalité, il me semble que vous mêlez deux idées différentes. Il est vrai que j’indique que la Wallonie doit d’abord se redresser pour ne pas être en position de faiblesse pour négocier, s’il y a lieu, une réunion à la France. D’abord parce que je ne pense pas qu’il s’agisse pour les Wallons (et encore moins les Wallonnes) « de se donner » ou de se laisser prendre. Il s’agit de co-construire, de contractualiser, donc de négocier. Et je dirai pourquoi dans un instant. Il est vrai également que j’écris que les économistes les plus avertis nous disent qu’au rythme actuel du redéploiement et des réformes, c’est-à-dire avec un Plan prioritaire wallon (dit Plan Marshall) à 4,7 % du budget régional, ramené aujourd’hui à environ 3% compte tenu de l’accroissement considérable de ce budget, il faudra au moins vingt ans non pour rattraper le Flandre mais pour nous reconnecter à la moyenne belge que nous tirons vers le bas. Or, comme je l’indiquais le 11 octobre dernier à Liège, je trouve cette trajectoire insupportable pour nos enfants et nos petits-enfants et nous ne pouvons pas nous en satisfaire. Comme je l’ai souligné, il s’agit de construire l’avenir autrement. Ainsi, ma conviction est que, si nous pratiquons des réformes profondes, systémiques, en mobilisant les acteurs et les moyens financiers autour d’un objectif collectif de redressement, nous pouvons remettre la Wallonie à flot en une ou deux législatures. Cela signifie que nous refusons de sacrifier une nouvelle génération. Cela signifie également que nous construisons une autre trajectoire à partir du présent. Tant le Collège régional de Prospective que moi-même, à titre personnel, avons esquissé depuis 2011 des pistes en ce sens qui, malheureusement, n’ont pas – jusqu’ici – été suivies.
- Je ne saurais évidemment vous suivre sur la question du pétainisme et sur le fait que ce serait l’absence de leader fasciste en Wallonie qui, à l’époque, nous aurait empêchés de nous engager sur ce chemin. Outre le fait qu’une minorité a bien basculé, le très maurrassien Léon Degrelle avait davantage de charisme que la plupart des hommes politiques européens de l’époque. Ce qui ne l’a pas empêché de fait d’être marginalisé après son feu de paille de 1936 à 1939. La comparaison avec la Picardie et avec le Nord – Pas-de-Calais ne tient pas sur ce plan, ni d’ailleurs avec la Flandre. Néanmoins, rien ne permet de soutenir que la Wallonie serait vaccinée contre le fascisme. Le Front national a déjà été présent au Parlement de Wallonie et on ne saurait prétendre qu’il n’y reviendra jamais. Les effets d’une politique ou d’une non politique évoquée ici au point 1 n’est pas sans lien, du reste, avec la composition future du Parlement wallon.
- Le troisième argument portait sur le véhicule d’un dialogue avec la France et sur ceux qui prendront demain la décision de suivre une trajectoire plutôt qu’une autre. J’ai bien connu, dans les années 1980 et 1990, les pseudo-échanges d’agents jouant les intermédiaires entre Paris et Bruxelles pour, affirmaient-ils, préparer la réunion de la Wallonie à la France. Mon constat est que, finalement, toutes ces initiatives n’avaient pas grand chose de sérieux et que, si cette trajectoire devait être préparée et entretenue par un mouvement en Wallonie, sa vocation serait aujourd’hui de cibler le Parlement de Wallonie qui est le vrai lieu de décision car, précisément, le porteur de la souveraineté wallonne. Les Flamands, inscrits dans leur propre dynamique, n’auront plus qu’une influence marginale sur ce processus. Sauf, évidemment, si la Wallonie ne s’émancipe pas budgétairement en amont. C’est ce que le Collège régional de Prospective de Wallonie a suggéré dès 2011, avant-même la fin des négociations gouvernementales : l’élaboration d’un budget vérité pour la Wallonie, qui montre (et démontre) sa capacité de renoncement à tout transfert Nord-Sud, sa volonté de s’en sortir par elle-même, ainsi que sa capacité et son courage à réaliser les arbitrages nécessaires.
Faut-il écrire que je ne vous suis pas du tout dans la suite de votre travail d’exégèse et encore moins dans la conclusion que vous en tirez ? Pour deux raisons essentielles.
La première, c’est qu’il me semble que vous n’avez pas identifié ce qui est le ressort de ma pensée. Il ne s’agit évidemment pas d’une conception nationale ou régionale. Que celle-ci soit wallonne, belge ou française a finalement peu d’importance pour autant qu’elle soit démocratique et qu’on y retrouve les valeurs des Lumières (qui ne sont d’ailleurs pas que françaises…), ce qui est déjà beaucoup. De même, hormis le fascisme – que je fustige –, je pense que le libéralisme, le socialisme, la démocratie chrétienne et l’écologie politique sont porteurs de stratégies intéressantes qui peuvent répondre, spécifiquement ou collectivement, aux enjeux de nos sociétés.
En fait, ce que je considère comme un vrai atout pour le fonctionnement d’un État, c’est le fédéralisme en tant que principe de gouvernement, c’est-à-dire un système politique qui recherche l’équilibre entre le maximum d’autonomie des composantes (self-government), la plus grande participation de celles-ci au projet commun, la coopération entre elles, ainsi que la subsidiarité des compétences. Le mot-clef de ce système est celui du respect : respect de la différence, respect du dialogue, respect de l’autonomie de chacun. On peut trouver beaucoup d’accommodement dans les relations entre les territoires, les régions, les nations. On ne peut pas transiger sur un manque de respect de l’autre. Et sur ce plan, il faut reconnaître que, nous-mêmes Wallons, et surtout francophones de Belgique, nous avons souvent manqué à nos devoirs élémentaires à l’égard de la Flandre, ce que vous-mêmes semblez oublier.
La deuxième raison pour laquelle je ne vous suis pas dans votre raisonnement, c’est que vous plaisantez précisément sur la question de la souveraineté. Vous m’avez mal lu si vous pensez qu’il ne s’agit, dans mon esprit, que de la seule planche de salut et vous me comprenez mal si vous imaginez que, pour moi, souveraineté signifierait indépendance. Vous auriez toutefois raison en comprenant que ma conviction est que les Wallonnes et les Wallons ne sortiront de leurs difficultés que d’abord par eux-mêmes. Tout mon texte indique que la réunion à la France est une des trajectoires possibles pour l’avenir de la Wallonie. Il n’est pas raisonnable de dire qu’elle est la seule. Elle pourrait être souhaitable ; ce n’est pas certain qu’elle soit réalisable. Dans son histoire, d’ailleurs, la Belgique dans sa totalité a souhaité se réunir à la France ou même s’en rapprocher sans que les puissances européennes l’admettent. En 1945 même – et c’est ce qu’avaient compris beaucoup de congressistes –, au-delà du vote sentimental, un suffrage de raison le dimanche du congrès n’aurait pas remis en cause les accords de Yalta et de Potsdam. De Gaulle lui-même en a fait l’expérience au Val d’Aoste. Ainsi, sauf à s’inscrire dans une logique déterministe et révolue, la politique de décline en alternatives. La réunion à la France constitue assurément une alternative pour la Wallonie. Pour autant qu’une bifurcation se présente ou soit créée, ce qui confirme l’importance des temporalités.
Du reste, si cette hypothèse l’emportait, et même si ni vous ni moi ne serions à la manœuvre ni à la table des négociations éventuelles, je vois mal que la question de la souveraineté ne soit pas centrale pour les Français et les Wallons qui s’y retrouveront. Or, je ne suis pas certain que, jusqu’ici, la mesure de cette question ait été prise de chaque côté de la frontière, car mon expérience me laisse penser que les responsables politiques, administratifs et même la plupart des chercheurs français, ne peuvent actuellement concevoir, c’est-à-dire comprendre et saisir que, dans le système fédéral belge, c’est l’État – et donc la souveraineté nationale – qui a été partiellement sinon largement transféré au niveau des entités fédérées. Il s’agit d’un long processus qui a débuté en Belgique dès les années 1873 pour s’accélérer un siècle plus tard et aboutir aujourd’hui à une situation très particulière que même la connaissance des régimes politiques états-unien, canadien, allemand ou suisse ne peut que très partiellement éclairer.
Ainsi, la loyauté que vous me prêtez à la Belgique n’est-elle plus une loyauté nationale mais une loyauté de nature fédérale, ce qui est profondément différent. Dès lors, lorsque dans votre projet d’intégration-autonomie, vous considérez – si j’ai bien entendu ce qui en était dit au congrès de l’Alliance Wallonie-France – que les relations internationales relèveraient demain de la République française, la Wallonie ne pourrait que très difficilement s’y résoudre puisqu’aujourd’hui elle dispose de la capacité internationale dans l’exercice de ses propres compétences, jusqu’à la faculté de signer des traités, sans la moindre intervention fédérale. Ainsi, la souveraineté sur ces compétences est déjà une réalité. Je ne suis pas en train d’écrire que cette difficulté est insurmontable mais je veux indiquer qu’elle ne pourra être surmontée que s’il existe une reconnaissance préalable par la France de cette réalité.
Faut-il dire – et la question est de même nature – que la manière avec laquelle l’Élysée et Matignon viennent de redessiner, sans suivre leur avis et de manière régalienne, les régions de France, n’est pas de nature à nous rassurer, nous Wallons, sur les pratiques de gouvernance de la République, au cas où une éventuelle intégration-autonomie devait être envisagée et négociée ?
Ma conviction, et c’est pour cela que je voulais vous écrire cette trop longue réponse, c’est qu’il n’est pas trop tôt pour se parler, pour se comprendre et pour réfléchir à des avenirs communs. Je n’ignore pas que cela soit difficile dans des cadres officiels. Mais quelles que soient les voies d’avenir qui seront choisies, ce travail de compréhension mutuelle et collective ne pourra être que bénéfique. C’est surtout cela que j’ai voulu indiquer à l’Alliance Wallonie-France à l’occasion de ce soixante-dixième anniversaire du coup de semonce de 1945.
Veuillez croire, cher Monsieur Lenain, à l’assurance de mes sentiments dévoués,
Philippe Destatte