France : un modèle d’Etat interventionniste ?

L’article suivant a été publié dans : Politique, revue belge d’analyse et de débat, n° 98-99, mars 2017, pages 93-96. Pour citer cet article dans son édition électronique : Christophe GOETHALS, « Un modèle d’État interventionniste ? », Les analyses du CRISP en ligne, 21 février 2017.

En France, les vagues de nationalisations et la protection des secteurs-clés de l’économie ont contribué à l’image largement partagée d’un État interventionniste en matière de politique industrielle. La réalité est cependant plus complexe… Depuis plusieurs décennies, la désindustrialisation est un phénomène commun aux sociétés développées : en Europe et aux États-Unis, la production industrielle (en volume) a continué à se développer, mais son poids relatif dans l’économie, qu’il soit exprimé en termes d’emploi ou de valeur ajoutée, a lentement diminué au cours du dernier demi siècle. Confrontés à une perte de substance de leur système productif, beaucoup de pays occidentaux ont réagi en redéfinissant leur politique industrielle. Quelle voie la France a-t-elle suivie à cet égard ? Qui dit politique industrielle française dit souvent État interventionniste, voire dirigiste.

La France a en effet une longue tradition de volontarisme industriel dont les origines remontent au XVIIe siècle. À cette époque, Jean-Baptiste Colbert, ministre d’État sous Louis XIV, est le promoteur d’une politique économique interventionniste fondée sur les principes du mercantilisme. Il favorise le développement du commerce et de l’industrie en France, notamment par la création de fabriques et de monopoles royaux. Depuis, le terme de « colbertisme » est souvent utilisé pour désigner la politique d’intervention active de l’État français dans l’économie. Cette politique a connu un grand retentissement dans l’imaginaire collectif, conférant  aujourd’hui encore à l’État français un rôle presque naturel de soutien et de protection de l’industrie nationale. Il serait cependant incorrect de penser que, de tout temps, le rôle de l’État français dans l’élaboration et la mise en œuvre d’une politique industrielle a été marqué par un haut degré d’interventionnisme. En réalité, l’histoire de la politique industrielle française se caractérise par un constant mouvement de balancier entre interventionnisme et retrait de l’État, entre colbertisme et libéralisme (voir G. THIBAULT, Quelle stratégie industrielle pour la France face à la mondialisation ?, Paris, Technip, 2008).

L’interventionnisme étatique connaît ses plus belles heures après la Seconde Guerre mondiale. L’économie française est alors dévastée et l’État va jouer un rôle-clé dans la reconstruction de l’industrie nationale. Le gouvernement de coalition, placé sous la direction du général de Gaulle et suivant en cela le programme du Conseil national de la Résistance, lance une campagne de nationalisation radicale et met en place une planification économique comme principal outil de reconstruction et de modernisation du pays.

En 1973, le choc pétrolier marque l’essoufflement du modèle des Trente Glorieuses. La crise économique se traduit par une série de restructurations industrielles et de faillites retentissantes. En 1974, Valéry Giscard d’Estaing (appartenant alors au groupe centriste des Républicains et Indépendants) accède à la présidence de la République et, face à la crise, adopte une attitude à la fois libérale et pragmatique. Pour certains secteurs jugés condamnés, la politique de l’État consiste à faciliter le retrait industriel en procédant à l’accompagnement social des restructurations. Mais la politique industrielle de cette époque comporte également un volet offensif. Par le biais de prêts et de commandes publiques, notamment, la France soutient des créneaux industriels qui doivent permettre à son économie d’acquérir des parts de marché au niveau mondial. Font l’objet des principales attentions : l’aéronautique, le nucléaire, l’armement et l’équipement lourd.

Lorsque le socialiste François Mitterrand le remplace en 1981, le périmètre du secteur public s’agrandit davantage. Onze grandes entreprises privées (Pechiney, Rhône-Poulenc, Compagnie générale d’électricité, Thomson-Brandt, Dassault, Saint-Gobain…), des compagnies financières (Suez et Paribas) et toutes les banques privées sont nationalisées. Cela marque une rupture avec la politique économique et industrielle menée à l’époque par les autres grandes nations, États-Unis et Royaume-Uni en tête, où l’ultralibéralisme triomphe. Au milieu de la décennie, l’État français contrôle des secteurs entiers (banques, énergie, transports, télécommunications…) et occupe près d’un cinquième des emplois industriels.

Le tournant sous Mitterrand

En 1983, le refus du gouvernement de Pierre Mauroy (PS) de soutenir le groupe Creusot Loire, fleuron historique de l’industrie française et leader national de la mécanique lourde, alors menacé de faillite, apparaît comme un tournant. L’État accepte ainsi le démantèlement d’un grand groupe industriel et ne soutient plus automatiquement un champion national. Il s’ensuit un retrait quasi complet de l’État du secteur industriel qui se traduit par deux vagues de privatisations successives correspondant au retour de la droite au pouvoir (1986-1987 et 1993-1996) et par plusieurs ouvertures de capital (sous la gauche puis sous la droite, 1997-2004). Cette mutation intervient dans un contexte d’accélération de la libéralisation du commerce international, de la construction du marché unique européen et du renforcement de la mondialisation de l’économie. Longtemps dépeinte comme colbertiste, mettant en œuvre des politiques industrielles sélectives, défendant des champions nationaux et s’engageant dans des grands programmes technologiques (Concorde, TGV…), la France, s’inspirant largement de pratiques étrangères, semble s’ouvrir depuis les années 2000 à une nouvelle forme d’intervention : les politiques industrielles horizontales. Ces politiques se distinguent des politiques précédentes en ce qu’elles visent non plus à défendre spécifiquement les intérêts de quelques groupes d’entreprises, mais à promouvoir un environnement favorable aux entreprises et à leur compétitivité, dans une logique de transversalité.

Les outils et les politiques industrielles se sont multipliés depuis 2004. La plupart d’entre eux mettent l’accent sur la recherche et l’innovation. C’est le cas de la politique des pôles de compétitivité – bien connue en Wallonie – créés en 2005, du pacte pour la recherche en 2006, de la stratégie nationale de recherche et d’innovation en 2007 (qui laissera la place à la stratégie nationale de recherche « France Europe 2020 » en 2015, des investissements d’avenir lancé en 2009, du crédit d’impôt recherche créé en 2008, du pacte national pour la croissance, la compétitivité et l’emploi en 2012… Une partie de ces mesures restent néanmoins relativement verticales dans la mesure où elles s’appliquent à des secteurs ou à des filières spécifiques. Mais l’approche récente leur ajoute des éléments transversaux. Cela tranche avec la politique de soutien aux grands groupes dans le sens où les PME se voient dorénavant accorder une certaine place au sein de la politique industrielle, sans pour autant en devenir la pierre angulaire. Les pôles de compétitivité, par exemple, rassemblent sur un territoire donné des entreprises (petites ou grandes), des laboratoires de recherche et des centres de formation engagés dans une démarche partenariale destinée à dégager des synergies autour de projets communs au caractère innovant. La philosophie est d’améliorer l’ancrage territorial des activités grâce au développement de formes d’interdépendance entre les acteurs économiques.

À côté de ces politiques horizontales et verticales, l’État français maintient, dans certains secteurs jugés stratégiques, une politique industrielle de type discrétionnaire, se réservant le droit d’intervenir sous la forme d’une minorité de blocage, d’arbitrages ou de prises de positions dans des opérations de fusions ou d’acquisitions menées par des groupes étrangers sur des groupes français. L’État se dote à cet effet d’outils juridiques. Ainsi, en 2005, dans un contexte de concentration des entreprises et en réponse aux rumeurs d’offre publique d’achat hostile du groupe américain PepsiCo sur le groupe français Danone, le Premier ministre (de droite) Dominique de Villepin lance un appel « à rassembler toutes les énergies autour d’un véritable patriotisme économique ». La notion doit inciter à protéger les entreprises françaises et les intérêts économiques nationaux.

Le 30 décembre, le décret anti-OPA voit le jour. En conformité avec le droit européen, ce texte de loi donne aux services de l’État les moyens juridiques de s’opposer à la prise de contrôle d’une entreprise française pour des motifs impérieux de sécurité publique ou de défense nationale. Sont concernés des secteurs considérés comme sensibles, parmi lesquels la sécurité, l’armement, les marchés secret-défense, les matériels d’interception des communications, la production d’antidotes, la sécurité informatique… En 2014, pour se donner le moyen d’avoir un droit de regard sur le rachat de la branche énergie d’Alstom par General Electric, le gouvernement français (de gauche, cette fois) élargit la liste en y intégrant le secteur de l’énergie, mais aussi les transports, l’eau, la santé et les télécommunications (Décret n° 2014-479 du 14 mai 2014) relatif aux investissements étrangers soumis à autorisation préalable, Journal officiel, 15 mai 2014).

Peut-on parler d’un modèle français ?

Le mouvement de va-et-vient de l’intervention de l’État dans l’industrie observé en France depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale montre à l’évidence qu’il n’existe pas de modèle français unique en matière de politique industrielle. Il n’existe pas non plus de singularité française en la matière. La France n’est pas le seul pays à protéger son industrie. La protection du capital des entreprises considérées comme nationales contre la prise de contrôle par des intérêts dits étrangers est devenue, depuis quelques années, un enjeu de politique économique important, non seulement en France, mais aussi ailleurs dans l’Union européenne et plus largement dans le monde. L’acquisition de ces entreprises par des investisseurs étrangers laisse craindre une perte d’influence des États présageant potentiellement, à terme, la délocalisation des centres de décision, des emplois, du savoir-faire et des compétences techniques. Ces dix dernières années, de nombreuses affaires ont soulevé les passions médiatiques et suscité l’intervention des États, à des degrés divers et selon différentes formes. À ce titre, la plupart des grandes nations (Allemagne, Chine, Espagne, États-Unis…) disposent de dispositifs légaux. Autre argument : à la lecture de l’histoire industrielle française, il ne semble pas possible de relier un mode d’intervention particulier à une couleur politique. Ainsi, « c’est un gouvernement autoritaire qui a institué une redistribution de type social-démocrate sans syndicats et sans compromis institutionnalisé. C’est un gouvernement libéral qui a exacerbé l’interventionnisme et gravement affaibli les entreprises. C’est enfin un gouvernement socialiste, nationalisateur, élu sur un programme de rupture avec le capitalisme, qui a instauré la révolution libérale en France en présidant à la réglementation économique et sociale » (E. COHEN, « Dirigisme, politique industrielle et rhétorique industrialiste », Revue française de science politique, vol. 42, n° 2, 1992, p. 197-198)

Au fond, l’étude du cas français nous rappelle que, dans une économie de marché, la politique industrielle ne dépend pas uniquement d’une certaine culture nationale ou de la volonté des pouvoirs publics. La réalité est plus complexe. La politique industrielle, comme toute autre politique, est le résultat d’interactions et de rapports de force entre acteurs (l’État, les groupes sociaux et les groupes d’entreprises) qui se situent dans un contexte historique, politique, social et économique particulier.

Les possibilités d’intervention de l’État, en France comme ailleurs, dépendent notamment des contraintes internationales qui pèsent sur l’appareil productif national. Parmi celles-ci, la politique européenne de concurrence, fondée sur le contrôle des aides d’État et la répression des pratiques anticoncurrentielles, a eu un impact déterminant dans l’orientation des modes d’intervention en matière de politique industrielle, délimitant, en France comme ailleurs, un cadre d’actions qui ne permet plus à un État dirigiste, volontariste ou stratège de s’exprimer comme autrefois.

2 réflexions sur « France : un modèle d’Etat interventionniste ? »

  1. Pourquoi un « Colbertisme » bien pensé et adapté aux réalités actuelles ne pourrait-il pas protéger, soutenir et relancer l’économie de la France ?
    Evidemment, s’il faut absolument dénigrer Colbert pour plaire à la Commission européenne, à l’Allemagne et aux libéraux-mondialistes, laissons les choses en place et que Macron, Fillon et ceux qui leur ressemblent détruisent mille ans d’une civilisation brllante.

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