Les faibles arguments des amoureux de la Belgique

Lu sur le site de la Libre :

Une opinion de Felice Dassetto, sociologue et professeur émérite de l’UCL.

Felice DassettoLes arguments de ceux qui disent tenir à notre pays sont bien faibles. On gère vaille que vaille la vieille idée de la Belgique. On fait dans l’anecdote, l’absurde ou la négative. Très insuffisant ! La campagne électorale, qui se déroule dans l’attente des résultats de la N-VA, laisse entrevoir que le débat sur le devenir de la Belgique aura bien lieu après les élections. Faut-il une nouvelle réforme pour l’avenir du pays ? Quelle réforme ? Fédéralisme ? Confédéralisme ? Ce débat risquera de montrer la faiblesse des arguments de ceux qui disent tenir à l’avenir de la Belgique.

1. Comme toute réalité sociale, les idées qui sous-tendent les ensembles politiques sont des constructions consolidées, plus ou moins rationnelles ou émotionnelles, qui se disent à travers des narrations entre passé, présent et avenir, à travers des concepts, des symboles, des valeurs, des connaissances concrètes. C’est la force des idées. Cette force est tout aussi fondatrice que les mécanismes institutionnels et les logiques d’intérêts. Tout Etat – unitaire, fédéral ou confédéral – suppose des idées qui argumentent et justifient la cohabitation des composantes dans une entité politique et dans un territoire. La force de Bart De Wever consiste dans le fait qu’il a une narration, qu’il avance des concepts qui fondent la raison d’être du projet de dissolution de l’Etat belge : les deux langues, les deux pays, le gommage de Bruxelles. Cette narration, vraie ou fausse, peu importe, fait sens pour une partie significative des Flamands, probablement bien plus largement qu’aux oreilles des seuls électeurs de la N-VA.

2. Quelle est la prise en compte de la force des idées de ceux qui disent tenir à la Belgique ? Du côté flamand, Bart De Wever énonce son projet avec radicalité et veut le voir réalisé dans des temps courts : tout de suite le confédéralisme, et un peu plus tard, la séparation de la Belgique. « Nous ne sommes pas révolutionnaires », dit-il. C’est sa narration pour l’avenir de la Belgique. Est-il exagéré de dire que dans d’autres partis on pense plus ou moins la même chose, que la narration n’est pas fort différente de celle de la N-VA sauf qu’elle diffère dans l’agenda et est actuellement plus attentiste ? Il y a quelques années, Patrick Dewael parlait avec le sourire de « l’évaporation de la Belgique ». Quelques politiciens et partis flamands pensent autrement, mais leurs arguments sont faibles tout comme ceux des francophones. Des Bruxellois flamands, tout comme les francophones, parlent de la Belgique mais en regardant avant tout Bruxelles et son existence impossible sans Belgique. Des intellectuels du monde artistique flamand, bien plus que le monde universitaire, ont exprimé leur idée de la Belgique. Quelques sportifs internationaux également. Et qu’en est-il des gens et surtout des jeunes générations ? A quel sondage faut-il se fier ? Manifeste-t-on un attachement belge ? Difficile à dire, surtout si on va au-delà de l’opinion et que l’on essaie de cerner les arguments, les raisons de leurs références positives à la Belgique.

3. Et quels arguments avance-t-on du côté francophone pour penser la Belgique ? S’y exprime avant tout une position de résistance. « Nous ne sommes demandeurs de rien ! On va parler de socio-économique ! » Mais cette résistance est une ligne Maginot. Le retranchement dans le socio-économique, l’attention exclusive aux mécanismes institutionnels, sous-tendus par la mésestime des logiques de l’esprit et de la force des idées, laissent croire qu’on peut se dispenser de penser la nouvelle Belgique. On manque de narrations, de concepts, de valeurs au sujet de la Belgique actuelle et future. Au journaliste de VTM, lors de l’émission retransmise par RTL ce mardi 13 mai, qui demande à Paul Magnette pourquoi les francophones parlent avec autant d’émotion de la Belgique, le président du PS répond : « Mais c’est parce que c’est notre histoire. » L’histoire est importante, mais elle ne suffit pas pour fonder un projet d’avenir, et elle suffit d’autant moins que, depuis des décennies, du côté flamand, on a raconté une autre histoire du pays. Tout comme ne suffit pas l’argument qui dit vouloir maintenir la sécurité sociale car c’est le lien entre les personnes du pays. Oui, mais qu’en est-il si la force des idées amène à penser qu’il n’y a pas de raisons de maintenir l’unité entre les personnes de ce pays ?

4. Autrement dit : les débats actuels, mais ils durent depuis des années, montrent la carence de pensée autour de la Belgique, de la nouvelle Belgique. On en reste, parfois avec embarras, au passé, au tricolore, à l’hymne national et à la monarchie. Les régionalismes aux teintes nationales du nord et du sud, une pensée réductrice limitée aux institutions et à l’économie ont amené à penser qu’il n’était plus nécessaire de penser la nouvelle Belgique, d’en faire une narration, de réinventer des symboles, de refonder des valeurs, de formuler un projet. Et il ne suffit pas, comme des intellectuels le font, de penser la Belgique par la négative : elle existe parce que c’est impossible de la diviser, en raison de Bruxelles, de la dette, de l’Union européenne, ou, mais de moins en moins, de l’institution monarchique. Il ne suffit pas non plus d’argumenter par l’absurde : l’identité de la Belgique est celle de ne pas être, celle de l’identité floue et surréaliste… Autant d’idées qui peuvent nourrir des conversations de cafés branchés mais qui ne permettent pas de fonder un avenir politique.

5. Et parallèlement, les francophones ou flamands qui disent tenir à la Belgique, n’ont pas mis des énergies et quelques moyens pour expliquer, argumenter, justifier, refonder dans les esprits la nouvelle Belgique, tant au sein des Flamands que des Francophones. On a fait une narration – et quelle narration exaltée ! – des entités fédérées, en croyant que cela pouvait remplacer celle relative à la Belgique. La pensée sur la nouvelle Belgique reste timorée et dominée par la pensée sur les entités qui la composent. Le futur est aux régions. Pour la Belgique, on gère vaille que vaille la vieille idée du pays. Ou on fait dans l’anecdote : évoquer le foot ou le croisement des vacanciers dans les Ardennes et à la Côte ne suffit pas. Si on parle de la Belgique uniquement dans ces termes, c’est qu’on a bien peu d’arguments. On n’a même pas su transformer la fête que l’on persiste à appeler « nationale » en une fête « fédérale », car on ne pense pas que les symboles ont une force. Ou bien, du côté francophone, on continue à penser que l’idée de Belgique « va de soi », alors que ce n’est pas vrai du côté flamand et cela commence à ne plus l’être du côté francophone. Les derniers parmi les Flamands qui ont encore quelques références à une Belgique sont en train de sortir de scène. Les nouvelles générations, comme Wouter Beke, diront que pour eux « le biotope naturel » est la Flandre casée dans l’Europe. C’est normal : depuis qu’ils sont nés, ils n’ont entendu que cette narration. Ce propos n’est pas génétique, c’est une construction. Et bientôt ce sera le cas aussi pour les jeunes Wallons. On a voulu faire une autre Belgique, non plus nationale mais fédérale. Mais on n’a pas produit de narration de cette Belgique-là.

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