Les citoyens du XXIe siècle

Citoyenneté responsable, droits et devoirs, cohésion sociale… : ce sont là des questions essentielles souvent réduites à des mots creux.  La primauté de l’économie fait penser que l’idée même d’un corps politique a perdu de sa légitimité. Pour nourrir le débat, donc pour rendre une chance à la politique, La Libre Belgique a donné la parole au philosophe français Yves Michaud. Celui-ci fut reçu premier à l’agrégation de philosophie en 1968. La « gauche libertaire », il s’en réclame encore aujourd’hui, mais ses messages sont loin de répéter les slogans de mai 68.   Ce qu’il dénonce : le laxisme, le je-m’en-foutisme, le communautarisme, l’incivisme, tout ce qui fragilise le contrat social. « On est arrivé à ce paradoxe que l’Etat de droit, qui garantit le libre exercice de la citoyenneté, devient lui-même l’allié de l’incivisme », écrit-il dans son nouveau livre intitulé Citoyenneté et loyauté (éd. Kero, 2017, 118 pages).

Dans ce livre, on trouve aussi ceci, qui renvoie chacun à ses responsabilités : « Quand tout peut passer parce que tout le monde est résigné à la faillite, effectivement tout passe et il n’est guère surprenant que le petit délinquant de banlieue, connu défavorablement des services de police selon l’expression consacrée, se transforme un jour proche en terroriste assassin. » Autre phrase retenue par La Libre Belgique : « La nationalité est une chose, la citoyenneté en est une autre. Celle-ci ne peut être que voulue et construite et elle requiert plus que la simple présence sur place : elle exige la loyauté. » Voilà une définition du vivre-ensemble qui a au moins le mérite de la clarté : « L’allégeance faite (…) à une religion prétendant avoir primauté sur toute autre allégeance, comme c’est le cas pour l’islam tant que le croyant ne reconnaît pas expressément sa seule allégeance à la République et à ses principes (…) est une trahison. »

Voici l’entretien qu’Yves Michaud a accordé au journaliste Baptiste Erpicum. Cet entretien a été publié dans la Libre Belgique des 14 et 15 janvier 2017.

« Les adolescents devraient prêter allégeance au corps politique »

Pour le philosophe français Yves Michaud, nous ne savons plus ce que signifie « être citoyen ». Il propose de rénover notre adhésion à une communauté politique en lui jurant loyauté. Ceux qui trahiraient ce serment risqueraient jusqu’à la déchéance de nationalité. Entretien.

Dans votre dernier ouvrage, vous posez le constat d’une crise réelle, celle de la citoyenneté. D’après vous, cette crise se manifeste à travers tous les phénomènes d’affaiblissement du civisme comme les petites incivilités, les dégradations de biens publics, les combines ou les fraudes à la TVA. Mais cette crise, elle s’incarne aussi sous la forme d’évasions fiscales frauduleuses, de manifestations de « casseurs »… Et, enfin, elle culmine avec les actions terroristes de citoyens, se donnant pour mission d’exterminer ceux qui ne pensent pas comme eux, ceux qui ne sont pas de la même religion ou tout simplement leurs concitoyens. Comment en est-on arrivé là ?

La crise tient à ce que nous ne savons même plus que nous sommes des citoyens. L’explication est simple : cela ne nous coûte rien. Avant, que nous soyons immigré, que nous fassions notre service militaire ou que nous ayons à faire notre place dans la société, être citoyen avait du sens, parce que c’était acquis, je dirais, au prix d’un certain effort. Aujourd’hui, nous vivons dans des sociétés où la citoyenneté nous vient en naissant. Et puis, surtout, avec la citoyenneté, nous viennent tous les bénéfices sociaux, tous les fruits de ce qu’on appelle l’Etat providence : entre autres, la sécurité sociale, la prise en charge de certains services, les revenus de substitution. Tous ces avantages de la citoyenneté nous en profitons, et nous ne mesurons pas que cela a un coût, pas seulement un coût d’argent, mais aussi un coût d’engagement – par le passé, les gens ont lutté pour être citoyens.

Aujourd’hui, on ne se sent plus redevable de rien ?

Exactement, tout semble aller de soi. Nous trouvons même que le peu que l’on nous demande, par exemple s’inscrire sur les listes électorales en France, c’est scandaleux. Il n’y a plus de geste volontaire d’adhésion à la communauté politique.

Est-ce dû à un manque d’amour de la patrie ?

Mon propos est un peu différent. La crise de la citoyenneté est notamment liée au fait que les sociétés sont devenues plurielles. A la fois, il y a de grandes ruptures générationnelles, il y a des immigrants et des migrants – des gens qui décident de faire leur vie ailleurs. Et puis, il y a une ouverture de cultures à la mondialisation, qui fait que moi, qui suis lyonnais, je ne partage pas la même culture qu’un Breton. Par conséquent, nous en oublions l’appartenance fondamentale, qui est l’appartenance à la communauté politique. Quand je parle de communauté politique – et c’est un des points essentiels de mon livre – ce n’est pas l’appartenance à la nation. Si l’identité nationale signifiait quelque chose au XIXe siècle, elle ne veut plus dire grand-chose aujourd’hui. En revanche, l’identité civique, citoyenne, à mon sens, elle a toute sa place. Ce qui est fondamental, c’est de dire : « Nous faisons partie du même corps politique », au sens où nous partageons un certain nombre de valeurs. Pour nous, en France, et pour la plupart des Européens, il s’agit de la liberté, l’égalité et la solidarité.

Mais comment revenir à une citoyenneté volontaire, engagée ? Comment rénover le serment entre les citoyens et le corps politique ?

Le corps politique, ce qu’il demande, c’est d’abord qu’on lui soit loyal. On lui est, par exemple, loyal quand on a mon âge, parce qu’on en fait partie depuis longtemps, qu’on y a réfléchi. Mais, pour beaucoup d’autres personnes, cette loyauté à un corps politique suppose qu’on ait d’abord appris qu’on en faisait partie. Je prône donc une formation civique forte : non pas l’apprentissage de la liste des sous-préfectures (ou des chefs-lieux des provinces en Belgique), mais, disons, des principes de la Constitution, de notre manière de vivre ensemble, des droits de l’homme et des obligations que cela implique : la tolérance, le respect de la liberté religieuse et aussi de la croyance. Bref, il faut produire cette loyauté, très tôt, à travers l’enseignement d’une éducation. Concrètement, je propose un service civique obligatoire, d’une durée de trois mois, qui s’adresserait aux adolescents au cours de leur seizième année. A l’issue de ce service civique, les adolescents devraient prêter solennellement allégeance et loyauté au corps politique. Un tel serment civique a existé dans nombre de sociétés, il existe encore d’ailleurs sur le papier quand quelqu’un est naturalisé : il fait un serment de loyauté à son pays. Pour moi, ce serment de loyauté, puisqu’on a oublié presque tous qu’on bénéficie du corps politique, il devrait concerner tout le monde.

Alors que les gens ne se préoccupent guère de leurs devoirs de citoyen, pourquoi trouveraient-ils un intérêt à prêter un serment civique ?

Ce qu’il faut leur rappeler c’est qu’en France, ils bénéficient des avantages de la communauté républicaine. On ne leur demande pas de devenir français et de manger du cochon. Si les gens veulent manger végétarien ou halal, ils peuvent le faire. Mais il faut qu’ils reconnaissent que la communauté républicaine leur apporte un certain nombre de choses et que s’ils sont déloyaux, ils peuvent en perdre les bénéfices.

Comment pourraient-ils en perdre les bénéfices ? Vous envisagez la mise au ban de la société des personnes déloyales ?

Exactement, il existe déjà des peines de privation de droits civiques. On peut imaginer de mieux les définir, de les détailler et de les rendre graduelles de manière à priver le citoyen renégat de certains droits politiques économiques et sociaux. Avec au bout du compte, la déchéance de nationalité. Ce qui ne pose pas de problème en droit, puisqu’existe le statut d’apatride. Il y a selon moi trois cas d’exclusion majeurs. Un, la fraude fiscale massive et organisée et les cas d’expatriation fiscale frauduleuse. J’ai des amis qui ont divorcé fictivement, et sont allés s’installer l’un en Angleterre, l’autre au Luxembourg pour échapper au fisc. A ce moment-là, ils pourraient aussi bien renoncer à la nationalité française. Deux, la trahison. Autrement dit, l’allégeance à un Etat étranger, une institution, voire une religion prétendant avoir la primauté sur toute autre allégeance. Quand les terroristes commettent un attentat, et font allégeance à l’Etat islamique, il n’y a pas à se poser de question. Trois, les actes de barbarie accompagnant certains crimes affreux. Faute d’être condamné par la peine de mort, ces actes devraient au moins entraîner la mort civile.

Ce projet d’une citoyenneté voulue remonte aux Lumières. Vous ne proposez rien de neuf ?

Il y a beaucoup de choses qui ont été mises en place par le passé et qui sont excellentes, il ne s’agit pas d’y revenir de façon réactionnaire, mais de revenir sur le laisser-aller et le laxisme qu’on a pratiqué. J’ai dirigé les écoles des Beaux-Arts, un établissement public important. Je sais très bien que les règlements s’usent : au fur et à mesure que le temps passe, ils ne sont plus adaptés et, en général, on cède au laxisme. Moi, ce que je dis, c’est qu’il faut savoir resserrer les boulons. Comme pour une machine qui, à force de fonctionner, commence à vibrer.

2 réflexions sur « Les citoyens du XXIe siècle »

  1. Le retour de la citoyenneté, version 1789, mais aucun politique ne le voudra sauf la droite nationaliste.
    La communauté politique européenne refusera cette option puisqu’elle existe pour imposer le contraire au nom du libre échange et des fonds vautours dont profitent notamment les fonds de pension allemands (lire à cet effet : Les chemins d’espérance de Jean Ziegler) .
     » La primauté de l’économie fait penser que l’idée même d’un corps politique a perdu de sa légitimité. » (lire ci – dessus) Mais qui a laissé filer le concept de citoyenneté au profit de l’économie ? Le corps politique toutes tendances « démocratiques » confondues et dans presque tous les Etats du continent européen !
    « Le corps politique, ce qu’il demande, c’est d’abord qu’on lui soit loyal.  » Mais comment pourrait-on rester loyal vis-à-vis d’un corps politique qui vous abandonne ?
    En conclusion: tout à fait d’accord avec Monsieur Yves Michaud mais, pour retrouver les moyens de réintroduire un concept citoyen dans nos pays désabusés, cela nécessitera des révolutions violentes du genre 1789 dans les Etats fondateurs de la Communauté européenne !
    NB: parmi ceux qui suivent les primaires en France quel candidat à la présidence a vraiment parlé de citoyenneté ?

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  2. Pour répondre un peu indirectement à la question de Valmy (si on parle de stricte citoyenneté française et quelle-est-elle???, comment se définit-elle???):

    la seule qui incarne une solution contre cette Europe là, cette Europe de m….(misère pour pas dire un autre mot) contre tout ce système pourri: c’est Marine Le Pen! Et malheureusement, elle est au FN!
    Alors j’aurais été français, j’aurais pu me laisser tenter par un Nicolas Dupont-Aignan par exemple, ou dans le passé par un Jean-Pierre Chevènement, voir un Philippe de Villiers, qui incarnent tous les 3 ce mouvement « souverainiste » mais la xénophobie et le racisme primaire, en moins!!!

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