Ceci n’est pas du chauvinisme

Voilà, c’est fini l’ivresse. Une fois que les dieux du stade ont chuté, le ciel est vide et bonjour la gueule de bois. Adieu les rêves de grandeur, mais… non, en Belgique, on veut Kroll, diables rougesprolonger les bons moments. Les Diables rouges cristallisent tout ce qu’il reste de la nation belge. Alors, même si l’équipe a parfois déçu les observateurs neutres, on la porte aux nues, avec la conviction qu’elle sera bientôt la meilleure du monde. On se l’arrache, on la vampirise, on savoure à l’avance un moment de grâce, on reste en apesanteur aussi longtemps qu’on peut, dans le déni vertigineux d’une Belgique en phase d’implosion.

Cela vaut peut-être mieux que d’imploser en plein match, comme le Brésil, dont l’effondrement laisse un pays KO, confirmant, si besoin en était, que la coupe du monde de football est bien plus qu’un jeu, bien plus qu’une fête, et que les joueurs portent une responsabilité qui, parfois, les écrase.

Les Diables rouges ont du talent et leur popularité est réelle en France (où plusieurs d’entre eux ont pris leur envol), mais les supporters belges s’y attachent avec une jalousie féroce. On ne rigole pas avec la fierté d’un pays qui peut disparaître. Aux yeux des Belges, illuminés par ces étoiles, tout est déjà en place pour qu’une équipe de légende écrive un diables rouges le retournouveau roman national, une épopée, l’histoire d’une conquête, et malheur à celui qui oserait douter des idoles autour desquelles la Belgique entière est appelée à communier : Wilmots, Kompany, Hazard, Courtois… Ces héros magnifiques eux-mêmes appartiennent au peuple belge et, ce 7 juillet, on les a poussés, bon gré mal gré, à entrer dans une joyeuse farandole à leur retour du Brésil. La politique s’en est mêlée et la presse a dénoncé le peu d’empressement des joueurs à plonger dans la foule après une élimination qu’ils ressentent comme un échec. Faut maintenir le public belge à bonne température…

Cet engouement qui traverse la société belge, c’est aussi le résultat du battage médiatique et de l’exploitation commerciale du phénomène « Diables rouges », cela n’a fait que rendre les Belges un peu plus dingues de leur équipe. A partir de maintenant, plus question de lâcher les Witsel, De Bruyne, Fellaini… c’est la fête en permanence. Où commence la manipulation des masses ?

Ce pays, dont l’avenir politique est très incertain, bascule volontiers dans les émotions collectives. Il y a comme une exaltation qui surcompense un doute existentiel. On se retiendra de généraliser, bien sûr, il faut nuancer. La confusion entre le football et la politique est surtout francophone. En Flandre, on peut supporter les Diables rouges et voter pour la N-VA dont les représentants s’exciteraient davantage avec une équipe nationale flamande. Il va de soi, par ailleurs, qu’il y a des supporters plus enivrés que d’autres, avec un niveau d’abrutissement très variable aussi, dans ce cocktail de passion guerrière et de grand carnaval. La fête n’a pas le même sens pour tout le monde. Compensation narcissique, défoulement populaire et dérapages en tout genre : la victoire, ici comme ailleurs, n’a pas que des effets glorieux.

Il ne faut pas bouder sa joie d’avoir une équipe de football compétitive, elle donne à la Belgique un sentiment d’exister que seul le football peut lui donner. Par les temps qui courent, cela tient déjà du miracle et il est normal que les Belges, en bons supporters, cèdent à la passion d’une identité collective où se bousculent toutes les formes de l’affirmation de soi. Cela ne vole pas toujours très haut. Les Belges ont bien sûr le droit d’avoir des réactions très ordinaires, mais cela ne leur ferait pas de mal de s’en rendre compte. Ou peut-être que si.

« La si douce Belgique, dont le sentiment national est habituellement inversement proportionnel aux scores de la N-VA, donne, à l’occasion de cette Coupe du Monde au Brésil, le spectacle de cette ivresse du « nous » dans laquelle même les esprits les plus avertis sombrent avec délice, du déchainement sans retenue d’un chauvinisme que l’on disait réservé aux autres et en particulier à ces si arrogants voisins français. C’est même cela qui est étonnant : la Belgique est un pays comme un autre, contrairement à ce qu’il [le Belge] aime à croire. Dès que l’occasion fait le larron, il est chauvin, nationaliste, arrogant, sans aucun sens de cette fameuse « autodérision » dont on a fait de ce côté-ci du Quiévrain un trait de caractère national qui n’est réservé qu’aux Belges 100 % d’origine…» Nous allons le voir, pour avoir osé de tels propos dans la Libre, Jean Quatremer, le correspondant du Libé à Bruxelles, a été repris de volée par le rédacteur en chef du journal bruxellois.

Jean Quatremer est l’homme par qui le scandale arrive. Il en avait déjà consterné plus d’un l’année passée en brossant un portrait peu complaisant de la ville où il travaille : « Pour les fortunes françaises désireuses de fuir l’impôt hexagonal, Bruxelles a deux atouts : son climat fiscal et sa proximité… Cette proximité est même une nécessité si l’on veut préserver son moral, car… le choc de l’arrivée à destination risque d’en laisser plus d’un sur le carreau tant la capitale belge est laide et sale… Pour décrire ce n’importe quoi qu’est devenue, depuis la fin des années 50, la capitale belge, les urbanistes ont inventé un terme…» Pas sûr que son avis sur Bruxelles ait changé mais, ici, dans le contexte inhabituel de la coupe du monde de football, ce qui a surpris Jean Quatremer, c’est un inconfort de nature bien différente : « Il est pénible d’être français en Belgique en ce moment ».

Ce qui frappe, en effet, chez le supporter belge francophone, c’est son besoin d’exister par rapport à la France. Rien, dans le déroulement de la coupe du monde, ne l’incitait à faire une fixation sur la France et les Français, si ce n’est qu’il en partage la culture à tous les étages, qu’il regarde la télévision française en n’étant pas de France, avec ce que cela suppose de vague sentiment d’exclusion compensé par la joyeuse affirmation de sa différence, souvent crispée, tendue, parfois agressive et croquignolesque, pour ne pas dire imbécile. Il y a bien sûr une rivalité naturelle entre des collectivités géographiquement et culturellement si proches, mais on touche ici à un réflexe, encouragé par les médias, qui pourrait nuire à la réflexion politique en Wallonie. La libération d’une parole francophobe, dans un contexte où le sentiment d’appartenance est exacerbé, révèle un des problèmes de l’identité belge. Alors que la Flandre, presque étrangère, a de la Belgique une conception très différente de la sienne, le Belge francophone s’arc-boute sur ce pays déliquescent pour maintenir la France à distance.

A part Jean Quatremer, il semblerait que les Français de Belgique aient fait le choix de ne pas relever ce goût pour l’invective anti-française. Mieux : au journal Le Soir, François Tron, l’ancien dirigeant de France Télévisions (devenu en 2008 le directeur des programmes télé à la RTBF) a conforté la (relative) francophobie ambiante en déclarant que « les Français sont chauvins mais, dans le cas des Belges, je préfère parler de fierté car le chauvinisme induit de la mauvaise foi, des excès et un certain manque d’élégance ». On ne saurait mieux définir ce que chacun a pu lire sur les forums des médias belges : « de la mauvaise foi, des excès et un certain manque d’élégance », en particulier quand il s’agissait de la France. Insignifiant, peut-être. En tout cas, pour le Français Benjamin Nicaise, ancien joueur de Mons et du Standard, devenu consultant de la RTBF, il ne faut pas confondre un Belge et un Français : « Le Français est un chauvin provocateur et hautain, plus arrogant parce que cela fait partie de son héritage. Dans le cas du Belge, j’ai l’impression que le chauvinisme est d’abord et avant tout un prétexte pour faire la fête. »

Pas d’accord, insiste Jean Quatremer : « Il n’y a pas de différence. La grande différence, c’est qu’en France ou ailleurs, on ne passe pas son temps à dire qu’on n’est pas chauvins et qu’on est très différents des autres. Le problème de la Belgique, c’est que les gens passent leur temps à dire qu’ils ne sont pas chauvins, pas nationalistes, etc. En réalité, c’est complètement faux. Et c’est pour cela que je m’en moque…»

Evidemment, un Français qui se moque des Belges, c’est un vrai casus belli, faut pas jouer avec ça. Le reste du monde, y compris la Flandre, on ne comprend pas vraiment ce qui s’y dit, mais la France et les Français, ces éternels donneurs de leçons, ce sont nos voisins de palier, on leur en ferait bien voir, de temps en temps. Pas étonnant que Francis Van de Woestyne, le rédacteur en chef de la Libre, réponde à Jean Quatremer par ces mots : «Votre dernière chronique m’a laissé des coliques».

Quatremer, La LibreCeci n’est pas du chauvinisme, comme l’aurait sans doute écrit Magritte : le Belge est un francophone décomplexé, sympathique, ouvert sur la diversité, jamais bouffi de sa propre importance, et c’est pour ça que les Français l’adorent, et c’est pour cela qu’ils l’envient, et c’est pour cela, oui-oui-oui, voilà-voilà. Pauvre B…, comme écrivait Baudelaire qui, sur ce coup-là, aurait mieux fait d’économiser son encre. Au fond, cela ressemble à un combat… de coqs. Dans la nouvelle configuration du monde, avec une France qui se cherche et une Wallonie peuplée de Belges en état d’hypnose, il serait temps de dépasser ces querelles de voisinage aux accents finalement très… franco-français.

Georges R.

6 réflexions sur « Ceci n’est pas du chauvinisme »

  1. Laissons Bart prendre encore de l’ascendance en son pays. De toute manière, les tartuffes des diverses gauches wallonnes sont en passe d’ouvrir un boulevard aux nationalistes de Flandre à la grande douleur des derniers belges des partis traditionnels de cette région. Espérons que le MR suive la voix des patronats de Flandre et de Wallonie car la coalition « suédoise », si elle réussit, n’aura de « kamikaze » que la fuite en avant du parlement wallon. Pourquoi pas une réédition symbolique de 1312, les « seigneurs socialo-cdh » tenant le rôle de la noblesse de France ?

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  2. Intéressant comme article!!! Etant pour la réunion à la France en cas de déclaration d’indépendance de la Flandre, j’ai quand même suivi les matchs des Diables parce qu’ils sont l’équipe nationale du pays de ma naissance!!! Après les Diables, l’équipe que je regarde volontiers est l’équipe de France! Mais je serais curieux quand même de voir quelles équipes cela donnerait en cas de scission: une Flandre avec De Bruyne, Mertens, Defour, Vertonghen, Vermaelen, Alderweireld, Courtois,…d’un côté, une Wallonie avec Hazard, Fellaini, Witsel, Kompany (bien que Bruxellois ???), Ciman, Chadli, Mirallas,…de l’autre!!! Et puis en cas de réunion de la Wallonie à la France, quels seraient nos joueurs francophones, susceptibles d’intégrer le 11 français??? Hazard, Witsel, Fellaini…???
    Mais bon, c’est évident que la bière, les frites et les Diables ne pourront pas encore fort longtemps, combler le fossé qui s’est agrandi au fil du temps entre flamands et wallons…J’ai le sentiment qu’un jour ou l’autre la scission du pays dépassera ces derniers « bastions » de « L’union fait la force » mais quand il n’y a justement plus d’union ou presque…

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    1. Si les Tchèques et les Slovaques purent réaliser la scission d’un Etat, au cours du vingtième siècle, je ne vois pas ce qui nous empêcherait de les imiter ? Mauvaise volonté exceptée, comme de bien entendu. La complexité des constructions étatiques, aujourd’hui, ne doit pas servir d’épouvantail, tout est une question de volonté.

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  3. Jean Quatremer a malheureusement raison. Le déchaînement de nationalisme belge auquel nous avons eu droit paraîtra puéril à certains ; il n’en demeure pas moins qu’il aura consolidé la francophobie de trop nombreux Wallons et Bruxellois, qu’une propagande bien orchestrée pousse à la servitude volontaire.

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    1. Ce qui attriste aujourd’hui, c’est la mollesse et le manque de vision des Présidents de France.  » Si tu veux la paix, prépare la guerre », cet adage romain reste vrai car la vie des peuples et des nations exigent de regarder le planisphère comme un échiquier. Et la guerre ne signifie pas de faire manœuvrer des régiments sur le terrain. Louis XI aurait déjà pousser à la révolte…

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