Dans L’homme qui arrêtait les trains, publié récemment chez L’Harmattan, notre ami Louis Nisse libère une parole qu’il maîtrise avec beaucoup de style et d’intelligence. Au cœur d’un portrait familial sans concession, taillé dans l’écorce dont sont faits les hommes lucides, il y a la question de l’identité, des racines. Ce qui fait vibrer ses mots, claquer ses phrases, c’est notamment l’amour de Liège et de la France. Amour exigeant, amour souvent déçu.
Voici un extrait de ce livre éminemment personnel, à la fois témoignage et réflexion.
« Wallonie française ! Wallonie française ! Monsieur le Président ! » François Mitterrand sortait de la Violette ; sur le point d’entrer dans sa voiture, il se ravisa et se dirigea vers la foule. À quelques mètres, au pied du Perron liégeois, nous étions nombreux à nous presser contre les barrières pour acclamer le président de la République française en visite à Liège, ce 14 octobre 1983. Beaucoup de rattachistes, bien sûr. J’étais avec deux amis philosophes : Jean-Renaud Seba, au deuxième rang, près de moi, et Daniel Giavannangeli, à quelques mètres sur ma droite. Mitterrand ne réagissait pas et continuait à serrer des mains qui se tendaient vers lui. Voyant qu’il avait dépassé l’endroit où nous l’attendions, j’ai crié avec force : « Citoyen ! », aussitôt relayé par la voix de stentor de Jean-Renaud : « Camarade ! »
Du coup, Mitterrand s’est retourné, est revenu sur ses pas et a demandé : « Qui m’appelle ? » J’ai répondu : « Nous, Monsieur le Président ». Alors, il nous serra la main et, avec une sorte de tendresse, il retint longuement la mienne, comme à un ami de toujours. (…) Je lui confessai notre amour pour la France, notre patrie, et lui reprochai de ne guère avoir soutenu les réunionistes. Il me fit remarquer avec onction qu’il se devait au devoir de réserve d’un invité mais qu’il avait insisté sur la profonde amitié, sur les grandes affinités qui unissaient Liège, la Wallonie et la France. (…)
De Gaulle n’est jamais venu à Liège. Et pour cause. Dès 1958, le gouvernement belge avait tenu en suspens la visite officielle de ce héros dont un mot à la Libération aurait pu faire éclater la Belgique. Ensuite, après juillet 1967, échaudé par le scandale du « Vive le Québec libre ! » de l’hôtel de ville de Montréal, pas question pour lui de s’exposer à la gifle d’un « Vive la Wallonie libre ! » (…)
Lors de la visite de Pompidou, je vois encore le vieux Robert Vivier courir sur les Terrasses pour tenter d’acclamer une seconde fois le président. Il criait « Vive la France ! », ce cher professeur dont nous avions bénéficié des deux dernières années de cours : une lecture vibrante des Confessions puis des Fleurs du Mal. Il courait en criant, le poète de Tracé par l’oubli et de Chronos rêve. Plus de son âge, déplacé ? Émouvant.
Quelle est cette France qui nous ferait encore courir ? La sienne était peut-être très différente de la mienne, mais elles avaient en commun la même langue.
Notre langue est notre patrie. Nous ne possédons que des mots. Une France qui s’affirmerait en anglais, n’affirmerait plus rien. Elle ne serait plus l’objet de notre désir. Croupion de l’Amérique, elle aurait cessé d’exister. C’est pourtant cet ersatz-là que beaucoup de politiciens te proposent comme horizon indépassable, Français de France. Et tu restes amorphe. Comme un veau, aurait ajouté de Gaulle.
François Mitterrand… se permit de moucher en public une petite journaliste qui avait osé prononcer « OK ! » devant lui, alors qu’à la même époque, il refusait de s’engager auprès de Václav Havel qui lui avait manifesté son désir de faire du français la première langue étrangère de la Tchécoslovaquie ; alors qu’il n’apportait aucun soutien aux douze mille professeurs de français de Russie qui appelaient à l’aide… (…)
Depuis, nous volons de défaite en défaite. Sans heurt. Comme on dit à Liège, on stronle l’poye sins l’fé brêre (on étrangle la poule sans la faire crier). Sans coup férir, nous disparaissons de la scène internationale, même des Jeux Olympiques. (Aux Jeux d’Athènes, les délégations des pays de l’Afrique francophone quittèrent la cérémonie d’ouverture pour protester contre l’usage exclusif de l’anglais. Ils furent les seuls…) La trahison sévit au plus haut niveau. Valérie Pécresse ne vient-elle pas de recommander à ses fonctionnaires européens de renoncer à l’usage du français dans les contacts avec les autres pays de l’Union ? Sans débat ni concertation interministérielle : simple décision technique.
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